Enderi

Accueil
Envoyer à un ami
Version imprimable


Défense : les armées françaises face au spectre de la haute intensité




Publié par La Rédaction le 3 Décembre 2025

Le chef d’état-major des armées, Fabien Mandon, l’a annoncé sans ambages : la France doit se préparer à être testée « durement » dans les trois à quatre ans à venir. La perspective d’un choc militaire majeur avec la Russie oblige les armées à revoir leur modèle d’engagement et à résorber rapidement leurs trous capacitaires. La BITD française dispose des capacités à répondre aux défis de la masse et de la vitesse de production, mais l’avenir des projets est tributaire d’engagements politico-budgétaires forts, compromis par l’instabilité politique actuelle.



Missile STORM SHADOW / SCALP EG - Wikimedia Commons
Missile STORM SHADOW / SCALP EG - Wikimedia Commons
Une armée française cohérente mais sans marge de manœuvre
 
À la suite de l’effondrement du bloc soviétique au début des années 1990, les Européens récoltent les « dividendes de la paix » et adaptent leurs modèles d’armées au nouvel ordre géopolitique. Au sein de l’OTAN, ils jouent la carte de l’interopérabilité, priorisant pour des questions budgétaires certaines briques capacitaires à un modèle d’armée complet. En France, si une certaine vision souverainiste incite à conserver des capacités autonomes et un matériel de pointe, les contraintes budgétaires d’une « armée en temps de paix » obligent comme ailleurs à faire des choix. Les commandes de matériels se font au plus juste, et le maintien en condition opérationnelle nécessite souvent de « cannibaliser » le matériel existant. Les stocks sont considérés comme des structures de coût et réduits à la portion congrue.
 
Si les conflits des dernières décennies, engageant les forces dans des formats expéditionnaires et en coalition, permettait aux armées d’honorer leur contrat opérationnel, les évolutions récentes de l’ordre géopolitique mondial viennent toutefois rebattre les cartes et menacer ce modèle d’obsolescence rapide.
 
Des trous capacitaires inquiétants dans de nombreux domaines
 
Le 22 février 2022, deux jours avant le déclenchement de l’offensive russe massive en Ukraine, un rapport parlementaire des députés Jean-Louis Thériot (LR) et Patricia Mirallès (LREM) concluait sans détours que la France n’était pas prête pour un conflit de haute intensité. En 2023, des projections montraient qu’en cas de choc, l’Armée de l’Air serait à court de missiles au bout de deux jours, et d’avions au bout de dix. Une étude récente de l’Institut français des relations internationales (IFRI) élargit le constat à l’échelle européenne, et confirme le diagnostic: si les armées françaises peuvent se targuer, davantage que leurs homologues, d’avoir conservé un éventail capacitaire large, en autonomie totale ou partielle, les capacités préservées sont souvent « échantillonnaires » … quand les armées ne font pas tout simplement face à des trous capacitaires béants. La cohérence du modèle d’armée vantée par le CEMAT Pierre Schill ne suffit pas à combler ces trous capacitaires, de même que l’avance technologique ne pallie pas l’absence de masse.
 
En matière capacitaire, la France est en retard sur un nombre non négligeable de segments dont les conflits récents – Russie-Ukraine, Israël-Iran, Inde-Pakistan – ont montré qu’ils étaient au cœur de la guerre de haute intensité, de retour en force aujourd’hui. Selon les domaines, ces retards prennent différentes nuances de dépendance, souvent partielle – nécessitant la contribution d’un partenaire, souvent américain –, parfois totale. Les exemples sont malheureusement nombreux, allant du retard en matière de lutte anti-drone (LAD) dans la basse couche à l’absence de capacités de mise en œuvre de bombardiers stratégiques lourds. S’il fallait n’en retenir qu’un, celui de la faiblesse des capacités de frappe dans la profondeur (ou Deep Precision Strike – DPS), tous vecteurs confondus, est particulièrement inquiétant.
 
L’armée de l’air et la marine peuvent se targuer de mettre constamment à niveau des capacités « croisiéristes » en la matière, via notamment les missiles SCALP-EG (MBDA, plus de 500 km de portée) dans le domaine aérien et MdCN (MBDA encore, plus de 1000 km de portée) dans le domaine marin et sous-marin, tous deux validés en opération. En revanche, l’armée de terre est terriblement à la traîne. Pour ses propres besoins tactiques, elle n’aligne plus aujourd’hui que le canon CAESAR (KNDS France), d’une portée de 40 km, et quelques exemplaires en fin de vie de lance-roquette unitaires (LRU) d’une portée maximale d’environ 70 km. Plus encore, elle est totalement dépourvue de capacités identiques à celles des deux autres armées, c’est-à-dire d’effecteurs capables de frapper des objectifs stratégiques (postes de commandement, sites logistiques, infrastructures duales…) sur les arrières lointains, au-delà de 500 voire de 1000 kms.
 
Les industriels sur le pont pour répondre aux besoins
 
Plusieurs initiatives de l’industrie française coexistent pour donner aux armées de nouvelles capacités dans ce domaine trop longtemps délaissé, et ce alors que la France dispose d’un réel savoir-faire et de matériel éprouvé au combat. Elles ont qui plus est l’avantage considérable, en ces temps d’urgence signalée, d’être à un niveau avancé de maturité.
 
Côté frappe tactique, Turgis & Gaillard développe par exemple Foudre, un lanceur pouvant être équipé de munitions frappant dans différents segments de profondeur, développé aux fins d’éviter à l’armée de terre une rupture capacitaire après le retrait programmé des LRU en 2027. Des progrès ont également été faits en matière de drones, domaine dans lequel la France s’est longtemps illustrée par son absence. Les armées lorgnent ainsi aujourd’hui vers des solutions françaises à des systèmes ayant fait leur preuve sur le champ de bataille, tels que les drones kamikaze Damoclès (KNDS France et Delair) ou le One Way Effector (MBDA). Pour donner aux forces terrestres une allonge équivalent à celles des composantes air et mer, le missilier développe le LCM (Land Cruise Missile), une version terrestre du MdCN, qui fait figure de favori en tant que solution de DPS rapidement disponible dans le cadre de l’initiative European Long Strike Approach (ELSA).
 
L’attente d’un engagement politique à la hauteur de l’urgence
 
Lors d’une audition au Sénat en octobre dernier, la ministre des Armées Catherine Vautrin s’est inscrite dans la droite ligne de Sébastien Lecornu, son prédécesseur aujourd’hui Premier ministre : le combat moderne oblige à combiner les effets de masse et de précision.
 
La bonne nouvelle vient du fait que les BITD européennes, et notamment française, ont la capacité de répondre aux exigences des armées tant sur le plan technologique qu’en terme de vitesse de production. L’exemple du traité de Lancaster House, du nom du partenariat stratégique renouvelé entre la France et le Royaume-Uni en 2025, montre également que l’impulsion politique est bénéfique au développement de programmes d’armement ambitieux : outre la montée en puissance d’un corps d’armée commun équipé de toutes les capacités afférentes, dont la DPS, le volet industriel du traité a entre autres acté le développement de STRATUS, successeur du SCALP-EG tout comme de l’Exocet. L’initiative ELSA, qui entérine une approche souple et collaborative entre États et industriels chefs de file en vue de développer des armements communs répondant à des besoins opérationnels avérés, semble s’inscrire dans la même logique.
 
Toutefois, la vague de changements à la tête des armées, du ministre au directeur de la DGA en passant par le CEMA, laisse planer un doute sur la traduction concrète des orientations. Ainsi, si près d’un milliard d’euros est alloué au missile balistique terrestre (BMT), principalement au-delà de 2028, ce projet n’en est qu’à ses balbutiements et ne résout pas le besoin de capacités opérationnelles immédiates. Or ni les compétiteurs de l’Europe et de la France, de plus en plus agressifs, ni les concurrents de nos industriels, n’attendront que la vie politique française se stabilise pour prendre l’ascendant.
 



Nouveau commentaire :

ENDERI promeut la liberté d'expression, dans le respect des personnes et des opinions. La rédaction d'ENDERI se réserve le droit de supprimer, sans préavis, tout commentaire à caractère insultant, diffamatoire, péremptoire, ou commercial.