Enderi

Accueil
Envoyer à un ami
Version imprimable


L’Allemagne : six mois de présidence au mieux de ce qui pouvait être fait




Publié par GBR(2S) Éric Dell’Aria le 25 Mars 2021

Alors que la présidence allemande de l’Union européenne a pris fin le 31 décembre 2020, les observateurs en ont très vite dressé un premier bilan. De fait, la pandémie s’étant invité peu de mois avant sa prise de responsabilités, Berlin n’a pu mettre en œuvre un programme pourtant soigneusement préparé, dont les points forts auraient notamment dû se concentrer sur le numérique et le climat.



Image pixabay
Image pixabay
Les plus positifs retiendront que cette présidence, toujours scrutée lorsqu’exercée par un poids lourd de l’Union, a vu la mise en place d’un début de réponse coordonnée face à la pandémie, l’adoption du cadre financier pluriannuel (CFP) 2021/27 d’autant plus sensible que couplé à l’instrument de relance post-COVID (Next Generation EU), ainsi que l’aboutissement des laborieuses négociations sur le Brexit.

Les plus critiques feront apparaître que la coordination de la réponse sanitaire ne s’est faite qu’a minima et trop tardivement, que le CFP ne sera effectif qu’après ratification des 27 parlements nationaux, que le Brexit n’a pas vraiment vu l’Union européenne s’imposer comme il l’eût fallu face à Londres, enfin que la réponse à l’agenda d’Ankara en Méditerranée orientale n’a pas consacré la stature géopolitique revendiquée par l’UE.

Comme souvent, la vérité est au milieu et compte tenu des circonstances, l’Allemagne n’en a pas moins mené ses six mois de présidence au mieux de ce qui pouvait être fait, obtenant des résultats non négligeables grâce à d’évidentes qualités d’organisation et de résilience.

S’agissant de la relation franco-allemande les dernières années n’en ont pas moins été révélatrices, au-delà des communiqués convenus, de réelles divergences en plusieurs occasions entre Paris et Berlin, loin du lyrisme de janvier 1963 entourant alors la signature du traité de l’Élysée. D’aucuns à l’ouest du Rhin, ont ainsi dénoncé en 2020 ce qui leur apparaissait comme la consécration d’une mainmise de Berlin sur l’économie européenne, mais aussi le suivisme français ; et de pointer du doigt les réticences allemandes au rachat des titres de dette publique par la BCE, destinés à nourrir le plan de sauvetage des économies européennes (arrêt du 5 mai 2020 de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe).  
Dans le contexte actuel où les esprits sont prompts à s’échauffer, sans doute faut-il que chacun analyse les raisons profondes pour lesquelles son partenaire agit comme il le fait. J’imagine et espère que l’exercice est pratiqué outre-Rhin pour comprendre les Français ; dans cet esprit, ces lignes visent à rappeler quelques fondamentaux caractérisant le mode de fonctionnement de notre principal partenaire dans l’UE.

Politique de défense
 
En tout premier lieu, il convient de garder en tête que l’Allemagne est un régime pleinement parlementaire où le dernier mot revient toujours à la représentation nationale (Bundestag). Ainsi le processus décisionnel français, consistant à donner au président de la République une prééminence dans certains domaines de la politique nationale (le domaine réservé de la tradition gaullienne) dont les affaires étrangères et la défense, n’a pas cours en Allemagne ; il y eût été impossible d’engager des forces comme le fit le président français au Mali en janvier 2013 à l’issue d’un simple conseil de défense. Tout engagement extérieur [1] de la Bundeswehr requiert en outre la caution d’un mandat des Nations unies ou de la défense collective dans le cadre OTAN ; à ceux qui regrettent, à Paris, que la Bundeswehr se révèle moins européenne qu’otanienne, Marius-Müller Hennig [2] rappelle que « l’OTAN est dans l’ADN de la Bundeswehr », d’ailleurs mise sur pied l’année même de l’adhésion allemande à cette Organisation.     

Cette réticence à l’engagement militaire, a fortiori loin de l’Europe, qui prend ses racines dans le traumatisme généré par la Seconde Guerre mondiale, reste encore très ancré dans toutes les tranches d’âge ; et même si le soutien à un engagement international plus fort de l’Allemagne est décelé chez les plus jeunes, la faveur à sa dimension militaire demeure très minoritaire. La France a en effet souvent été soupçonnée de mener sa propre politique en Afrique en la faisant subventionner par ses partenaires de l’Union ; avec les attentats terroristes du milieu des années 2010, l’opinion allemande a certes quelque peu évolué, sensible à l’argument que la défense de l’Union commençait bien au-delà des frontières de ses États membres, mais pas jusqu’à engager résolument la Bundeswehr aux côtés de la France dans des opérations de projection pourtant revêtues d’une caution de la PSDC, comme au Mali, en République centrafricaine ou ailleurs… Enfin, à tort ou à raison, il a été reproché à la France par son partenaire d’outre-Rhin d’avoir, en 1996, décidé la professionnalisation de ses armées sans l’en avoir informé, de la même manière que pour le rapatriement des unités françaises de la Brigade franco-allemande sur le territoire national [3] en 2011, Berlin eût le sentiment d’être peu considéré par un partenaire pourtant historique.

En matière d’équipements de défense, on relève également des différences d’attitudes entre les deux pays ; après avoir été comme les autres présente sur ce segment, l’Allemagne semble depuis les dernières années vouloir accorder une priorité aux droits de l’homme. C’est le cas de l’Arabie Saoudite avec laquelle la France a toujours entretenu des relations commerciales étroites, quoique la notion des droits humains y reste très éloignée de la norme UE ; ce que Berlin a fini par sanctionner avec un embargo sur les exportations d’armement vers Ryad en octobre 2018, puis en soumettant strictement à son autorisation d’exportation par un autre pays, fût-il « ami », de matériels intégrant des composants allemands. Cette pratique pose aujourd’hui un problème à la France au regard de sa propre stratégie d’exportation [4] .    

Politique économique
 
De manière générale, il est depuis longtemps reproché à l’Allemagne d’afficher une insolente prospérité économique ; plusieurs raisons, développées ci-après, y ont concouru. Mais la domination économique allemande souvent stigmatisée côté français, ne serait-elle pas à mettre en perspective avec le leadership politique que la France donne elle-même souvent le sentiment de vouloir imposer, « une bonne Allemagne » devant s’aligner sur le projet français d’Europe politique, auquel beaucoup d’États membres se montrent pour leur part plus que réticents ?
 
Dès la fin de la Première Guerre mondiale, l’Allemagne fut délestée par les traités d’un patrimoine colonial il est vrai largement moindre que ne l’étaient les possessions françaises ou britanniques. Toutefois au début des années 50, tandis que la France commençait à s’enliser dans des luttes coloniales pour conserver l’empire, l’Allemagne se concentrait exclusivement sur sa reconstruction. Après les indépendances des années 60, tandis que la France s’efforçait de maintenir son influence dans ses anciennes colonies, l’Allemagne développait sa politique économique conquérante, n’ayant pas non plus à s’investir dans un coûteux programme nucléaire militaire. Et aujourd’hui, Paris maintient à grands frais sous perfusion « les confettis de l’empire », comme avec la récente départementalisation de Mayotte.
 
Il faut par ailleurs mentionner que la Loi fondamentale (Grundgesetz) promulguée en 1949, ayant outre-Rhin valeur de constitution, fut inspirée pour ne pas dire dictée par les gouverneurs des quatre puissances occupantes ; l’Allemagne était alors engagée dans la vaste entreprise de dénazification et de démilitarisation visant à en empêcher toute résurgence. Face donc à la réticence allemande aux opérations militaires, Paris exprime souvent sa déconvenue ; mais peut-on critiquer aujourd’hui l’Allemagne de s’être trop investie dans des secteurs alors appréciés comme « anodins » où les Alliés l’ont cantonnée voici 75 ans, dont l’économie et le commerce ?

Avec leur sens de la précision, du travail et de l’organisation, les Allemands se sont mis à l’ouvrage, délivrant les produits de qualité qui font aujourd’hui leur réputation en conquérant sans cesse de nouvelles parts de marché. L’Allemagne dont le commerce extérieur fonctionne en compétitivité hors prix l’a ainsi souvent emporté sur d’autres qui, travaillant sur des gammes moyennes aux ventes très sensibles au prix, s’en sont trouvés fragilisées.
 
Aujourd’hui l’Allemagne est-elle pour autant devenue patronne de la Banque centrale européenne ? Pas exactement, mais elle dispose des moyens de sa politique grâce à la Bundesbank qui détient 21,4 % de son capital ; par comparaison, la Banque de France tout de même au second rang n’en détient que 16,6 % [5] . En mémoire de la crise de 1923, mais aussi par culture, on reste en Allemagne attaché aux politiques vertueuses et à l’obligation morale de rembourser ce que l’on a emprunté ; comme le reconnaît d’ailleurs Charles Michel, président du Conseil européen : « Il n’y a pas d’argent magique ». Les Allemands doivent au passage se féliciter de n’avoir pas trop vite cédé depuis le début des années 2010 aux invitations pressantes, souvent faites par la France, d’investir leurs excédents dans de grands projets : demain, au moment de faire repartir les économies post-COVID, Berlin pourra financer les trois-quarts de ses emprunts avec ses excédents, lorsque Paris devra identifier de nouvelles sources de financement. Et il ne faut pas s’y tromper : ce que la France prend pour le blanc-seing de sa grande ambition de mutualisation des emprunts et des dettes par les 27, n’est dans l’esprit de Berlin qu’un accord temporaire et limité, dans l’esprit de l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 30 juin 2009 rappelant la primauté du droit national.
 
En conclusion, il est sans doute souvent difficile d’être Allemand dans l’Europe d’aujourd’hui : que Berlin s’implique et resurgissent immanquablement les ombres du passé ; mais qu’elle reste sur la réserve et lui est alors reprochée de ne pas tenir son rang en se satisfaisant d’une diplomatie économique.

La coopération bilatérale est devenue depuis 1963 routinière, rythmée par des sommets à l’issue desquels on s’est efforcé d’imaginer à chaque communiqué final quelque nouveauté à annoncer. Il est d’ailleurs symptomatique de constater que si l’on persiste à parler en France de couple franco-allemand avec toute la charge émotionnelle de l’expression, la presse d’outre-Rhin se borne à employer l’expression plus impersonnelle de partenariat franco-allemand. 

De fait, les paramètres de la situation internationale ont largement évolué pour les deux pays depuis les images-symboles [6] des années 80 ; le projet européen s’est certes développé au gré des crises souvent grâce à une impulsion franco-allemande, mais cette dernière décennie a été surtout marquée par le retour des puissants :  Chine, Russie, mais aussi États-Unis, avec lesquels la relation sera paradoxalement toujours aussi complexe malgré la nouvelle administration. De plus la chancellerie allemande issue des urnes en septembre prochain pourrait se montrer plus attirée par Washington et l’OTAN, tandis que le dossier de l’énergie deviendra un paramètre prépondérant… Et ceci sans oublier le Sud qui, sans une politique de coopération pertinente et réaliste, s’invitera de plus en plus au Nord, notamment dans nos deux pays.
 
Les temps sont donc venus, de part et d’autre du Rhin, de réinventer une coopération bilatérale moins émotionnelle, mais plus réaliste, en investissant notamment dans la formation humaine ; une coopération franco-allemande revisitée, lavée des arrière-pensées réelles ou supposées des uns et des autres, exigera des acteurs français et allemands qu’ils soient pétris d’une culture réciproque. Dans une négociation, ce n’est en effet pas tant la politique que l’on mène qui doit être considérée que la manière dont elle est reçue et perçue par le partenaire.
La communauté de destin entre nos deux pays existe ; sachons la préserver en nous souvenant que l’éloignement des deux berges du Rhin n’a historiquement jamais rien valu de bon au continent.
 
Pour l'AOFB
GBR(2S) Éric Dell’Aria
Ancien secrétaire du sous-groupe Terre
du Groupe franco-allemand de coopération militaire
Ancien chef d’état-major de la Représentation militaire de la France
auprès du Comité militaire de l’OTAN
 
 
[1] Elle ne peut non plus être engagée pour des missions de sécurité intérieures telles que nous les avons vécues en France (Plan Sentinelle) ou en Belgique (opération Homeland).
[2] Chercheur de la Friedrich-Ebert Stiftung à Berlin.
[3] Rapatriement du 3ème régiment de Hussards d’Immendingen à Metz, dissolution du 1er régiment d’infanterie.
[4] Point soulevé très franchement par l’ambassadrice de France à Berlin dans une réflexion publiée par la BAKS (Bundesakademie für Sichertheitspolitik) le 26 mars 2019.
[5] Chiffres du 30 janvier 2020
[6] Comme celle du tandem Mitterrand-Kohl à Verdun.


Nouveau commentaire :

ENDERI promeut la liberté d'expression, dans le respect des personnes et des opinions. La rédaction d'ENDERI se réserve le droit de supprimer, sans préavis, tout commentaire à caractère insultant, diffamatoire, péremptoire, ou commercial.