ENDERI : Nous lisons avec beaucoup d'interêt la manière dont vous décrivez la conquête de l'Amérique par les Espagnols. Comment les conquistadors, alors en minorité conséquente, ont conquis et dominé les populations autochtones ?
François Soulard : Les conquistadors ont réalisé la prouesse de conquérir un continent entier grâce à leur capacité à mener un combat asymétrique. Les sociétés autochtones, constituées en deux grandes empires aztèques et incas, sont fortement hierarchisées. Leur mode de combat est ritualisé, avec des troupes préparées à la capture des richesses du rival et à le vassaliser. Elles restent prisonnières d'une cosmovision qui prophétisé un cataclysme à venir, autrement dit leur propre défaite. Les Espagnols, qui débarquent en petit nombre à Veracruz depuis Cuba pour s'emparer du Mexique, sont alors perçus comme des demi-dieux. Ils s'immiscent dans la culture indigène grace à des traducteurs. Ils comprennent les tensions internes aux empires. Ils les instrumentalisent, construisent des alliances, économisent leurs forces, frappent fort quand il le faut, en s'appuyant sur leur cavalerie (inconnue par les indigènes), et enfin décapitent avec une audace rare le sommet de deux grands empires qui s'écroulent. La confiance en soi-même et la foi catholique sont alors inébranlables, suite à l'expulsion des musulmans de la péninsule ibérique et la radiation de l'Espagne de Charles Quint dans toute l'Europe.
La conquête résulte donc de ce génie guerrier. La domination est essentiellement idéologique. La mise en place de l'empire indo-américain résulte ensuite d'une autre dynamique dans laquelle l'Indien occupe une place à part entière.
La conquête résulte donc de ce génie guerrier. La domination est essentiellement idéologique. La mise en place de l'empire indo-américain résulte ensuite d'une autre dynamique dans laquelle l'Indien occupe une place à part entière.
E : Vous soulignez le rôle très important des jésuites, "artisans de l'ingénierie sociale". Comment leur culture du combat a contribué à renforcer l'armature impériale espagnole ?
FS : Les Jésuites éduquent, soignent, bâtissent, organisent l'économie, forment des troupes de combat avec les autochtones pour repousser les saillies portugaises sur le périmètre espagnol, ou encore traduisent les langues indigènes. Ce sont les catalyseurs d'un nouveau monde indo-américain, qui intègre l'Autre dans une structure impériale. Si l'on considère l'ingénierie sociale comme l'art d'utiliser la confiance à des fins constructives ou destructives, les Jésuites ont donc mis en oeuvre une démarche de captation de cette confiance des sociétés conquises, avec un très fort engagement physique et spirituel. Les soldats de Dieu forment le substrat social et spirituel de l'empire hispanique, dont l'aire géographique est immense et n'est pas réductible à une annexe de la métropole espagnole. Autrement dit, l'étendu de l'espace conquis pose le défi d'édifier une civilisation dans laquelle l'Autre est suceptible d'avoir une place digne. Les Jésuites en particulier, ainsi que les Dominicains et les Franciscains, sont les concepteurs et les artisans cognitifs de cette démarche, avec l'aval de la monarchie qui décrète ces principes.
E : L'empire espagnol a été prospère car il a été "générateur". Quelle a été l'approche souhaitée par la couronne d'Espagne ?
FS : L'empire hispanique a été créateur d'une civilisation émergente, une civilisation hispano-indo-américaine. Sans cette dimension non coloniale et générative, l'empire n'aurait jamais tenu trois siècles durant sur une aire aussi vaste, ou n'aurait pas rallié les sociétés indigènes à sa cause. Contrairement à de très nombreux préconçus, la majeure partie des richesses produites dans le Nouveau Monde circule en son sein, une partie étant effectivement transféré vers la métropole. Au XVIIe siécle, le Mexique et le Pérou atteignent des niveaux de richesse supérieurs à ceux de l'Espagne. Lorsque sonne l'heure des indépendances de la monarchie espagnole au début du XIXe siècle, la majeure partie des communautés autochtones défendent la couronne espagnole contre les indépendantistes. Les sujets indigènes sont intégrés à la société américaine, sur le plan social (mariage mixte et métissage), administratif, politique et économique. Lorsque l'Espagne dévie de cette trajectoire générative avec l'arrivée des Bourbons au pouvoir, l'empire voit rapidement des fractures voir le jour. L'expulsion des Jésuites dans la seconde moitié du XVIIIe siècle en est l'une des manifestations.
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Cette architecture générative a été effacée du paysage historique par deux éléments: la légende noire anti-hispanique, développée par les empires rivaux européens. Il s'agit d'une guerre culturelle, conduite sur le long cours, attaquant les représentations de l'hispanité; le développement du nationalisme et de la pensée impérialiste à partir du XIXe siècle qui installe une vision exclusivement coloniale. Les empires possèdent une géométrie variable. Ils ne sont pas forcément coloniaux et centralisateurs, ils peuvent être aussi intégrateurs ou générateurs.
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