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L’histoire est-elle toujours écrite par les vainqueurs ?




Publié par La Rédaction le 30 Avril 2013

L’histoire n’est pas une science exacte, les fils qu’elle entrecroise au cours du temps suivent rarement les chemins de la raison. Récit des conquêtes et des gloires passées, elle peut également être « ce riche trésor des déshonneurs de l’homme » comme l’écrivait Lacordaire, qui accorde parfois aux plus grandes défaites les attributs de la victoire.



La vision rétrospective de l'Histoire présente continuellement les dangers de l'anachronisme, lorsque ce n'est pas ceux de l'idéologie
La vision rétrospective de l'Histoire présente continuellement les dangers de l'anachronisme, lorsque ce n'est pas ceux de l'idéologie
Il en est ainsi de la bataille des Thermopyles qui perpétuent dans l’imaginaire collectif le sacrifice des mille Spartiates, Thébains et Thespiens, d’Alésia célébrant la résistance de Vercingétorix, de la Chanson de Rolland qui sublime la déroute de Charlemagne face aux Maures, de Dien Bien Phu qui fut le tombeau de milliers de jeunes français enterrés dans le bourbier d’un conflit colonial. La locution « Gloria victis » illustre l’attrait pour les vaincus qu’exercent certaines défaites instrumentalisées, modelées, transformées en morceaux de bravoure.

Si la défaite peut être séduisante quand elle met en scène des hommes qui préfèrent mourir plutôt que de se renier, à l’image des héros sudistes de William Faulkner dans l’Invaincu (The Unvaquished), l’épée brisée du vaincu n’en reste pas moins la principale récompense du vainqueur. Déposée à ses pieds, elle compte sans doute davantage que la couronne de laurier qui lui ceint le front.

La République qui vainc la monarchie n’aura de cesse de faire passer les rois pour des despotes, passera sous silence -malgré les démonstrations de Tocqueville- la continuité entre les régimes monarchiques et républicains, dressera de Louis XVI, qu’elle a décapité, le portrait d’un homme faible et limité.

Les nationalismes qui disloquent les empires coloniaux dans les années 50 feront dégringoler la colonisation, en l’espace de quelques années seulement, des sommets de la civilisation où elle paradait depuis des décennies. Il suffit de se référer aux manuels d’histoire de ces années où l’on parlait encore des « progrès de l’agriculture remarquablement mis en valeur par les Européens, » où l’on soulignait que « l’Afrique a profité de la colonisation européenne. » (1)

Le matérialisme qui vainc la religion catholique, l’assimilera à une des manifestations de l’obscurantisme vue à travers l’Inquisition sanglante ou les conversions forcées. Il oublie ce faisant que l’Inquisition reposait sur une justice méthodique et formaliste souvent beaucoup plus tempérée que la justice civile. Il omet de dire qu’en plein « Moyen-Age » (autre période bien malmenée dans nos mémoires) l’accusé, détenu en prison préventive ou restant libre, avait le droit d’être défendu, de produire des témoins à décharge, de récuser ses juges et même, en cas d'appel, de récuser l'inquisiteur lui-même. Il répète à tout va que l’Eglise a converti par la force et dans le sang, en oubliant de dire que l’évangélisation en Europe puis sur les autres continents, si elle a pu donner lieu à des actes de violence, s’est généralement déroulée dans la paix et en respectant les autres croyances.

Les instruments de la parole publique (école en premier lieu) participent largement à l’entreprise d’écriture de l’histoire. « Nous n’avons pas promis la neutralité politique » disait Jules Ferry qui, à défaut d’être objectif, avait le mérite d’être transparent.

La thèse d’une histoire éminemment subjective n’a pas été démentie par le traitement des derniers grands conflits sur le plan historique.  Elle a, au contraire, été renforcée par le caractère total des guerres modernes où les dommages matériels aussi monstrueux des deux côtés de la frontière ne permettent pas de départager les belligérants. En 1945, la guerre offre les mêmes paysages de désolation à Berlin, à Paris, à Londres ou à Varsovie. La distinction entre vainqueurs et vaincus se place davantage sur le plan moral et politique. Celui qui se déclare vaincu endosse la responsabilité du conflit, il est désigné comme l’auteur des pires exactions, celui par qui le mal est arrivé, il est celui qui doit expier.

La responsabilité devant l’histoire devient ainsi un des oripeaux de la défaite au même titre que les réparations, les indemnités, l’annexion de territoires. Aux compensations matérielles inscrites sur les livres de compte s’ajoutent les compensations morales inscrites dans les manuels d’histoire. Affaibli psychologiquement et économiquement, le vaincu n’est pas audible après le conflit qui a vu sa défaite consommée. D’abord parce que les opinions ne sont pas prêtes à l’entendre, ensuite et surtout parce qu’il ne contrôle par les canaux de diffusion de l’information que sont la presse et l’école. Le vainqueur au contraire maîtrise tous les leviers de pouvoirs, médias y compris, de sorte qu’il est en mesure de dire sa vérité, de raconter son Histoire. Il est ainsi particulièrement frappant qu’après la Deuxième Guerre mondiale, l’URSS et les PC nationaux en Europe aient réussi à entretenir le mythe d’une opposition originelle au nazisme en faisant oublier que le pacte Molotov Ribbentrop, rompu par Hitler le 22 juin 1941, faisait apparaitre dans l’Humanité (2) du 13 juillet 1940 le terme de fraternisation entre travailleurs parisiens et soldats de la Wehrmacht.

Les exemples sont nombreux dans l’histoire moderne. Les monstruosités du nazisme ont longtemps laissé dans l’ombre celles pas moins monstrueuses du soviétisme. L’Allemagne en 1919 à Versailles a été désignée comme unique responsable du conflit, de même que les Etats confédérés après la Guerre de Sécession américaine. Les vainqueurs cherchent à vaincre jusque dans la tombe de leurs ennemis.

En outre, la victoire confère un ascendant psychologique au vainqueur… que le vaincu finit par intégrer. L’Allemagne traumatisée par l’horreur dans laquelle Hitler l’a faite plonger et prise de vertige devant l’étendue de ses crimes, accepte tout en 1945. Elle reconnaît tout, elle expie tout, elle veut tout recommencer de zéro. Elle passe ainsi sous silence sa propre résistance au nazisme et n’ose mentionner les crimes dont elle-même a pu être victime… à l’image du Japon qui ne dénoncera jamais, malgré les tentations, les bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki comme des crimes des guerres. Et que dire de la France qui, intégrant sa propre déroute matérielle et morale après la guerre de 1870, frappait sur la tranche de ses monnaies la devise «Dieu punit la France», rendant la victoire de Bismarck encore plus totale ?

Enjeu posthume des conflits, l’histoire est le fruit d’une époque et l’instrument d’une idéologie. Il y a le politiquement correct et la pensée unique comme il y a l’historiquement correct et le passé unique (selon les termes de Jean Sévillia). L'historiquement correct ne cherche pas à comprendre le passé pour éclairer l’avenir : il part du présent pour juger le passé. Dans cet état d'esprit, l'histoire devient le scénario des passions contemporaines. A la radio ou sur internet, l’historiquement correct diffuse une histoire orientée, déformée, manipulée. Sans craindre l’anachronisme, on parle d’impérialisme, de racisme, de totalitarisme à travers les époques, et l’on incite à porter des jugements manichéens sur des évènements dont on ne peut pas saisir la complexité en dehors de leur contexte, ou sans un minimum de recul.

Arnaud Nourry, dirigeant d'Hachette et observateur scrupuleux de son temps comme du temps long, en témoigne : « l’internet et ses nombreux avatars sont devenus des outils essentiels au progrès de la démocratie là où les media traditionnels sont sous contrôle ou simplement trop rustiques. [Mais] les tweets et l’info spontanée forment-ils le seul monde dans lequel nous voulons vivre ? Et que devenons-nous, dans ce contexte, nous autres  éditeurs et auteurs ? (...) Nous ne devrions sans doute pas même nous prêter au jeu, car notre vocation n’est pas d’ajouter du bruit au bruit existant, mais de donner du sens (...) Or la recherche de la rapidité se fait trop souvent au prix du sens. » Le rôle de l’historien est effectivement d’objectiver la lecture des évènements et celui de l’enseignant de découvrir ce qui se cache derrière les discours officiels passés et présents. Un nombre considérable de méthodes, dont l’enjeu est de sauver l’histoire comme science humaine, sont envisageables.

L’une consiste à acquérir le recul nécessaire : un bon historien n’est pas lié à l’histoire qu’il analyse. Il doit écrire, sur les conseils de Fénelon, comme s’il n’était « d’aucun temps, ni d’aucun lieu ».  A l’instar de Braudel, il peut a contrario choisir la subjectivité comme objet d’étude et paradoxalement retrouver dans les ressorts psychologie collective une forme d’objectivité. L’historien peut aussi valoriser sa subjectivité et stimuler son imagination, en se transportant avec empathie dans l’époque qu’il étudie, selon la méthode de Michelet. Il peut chercher des lois aux évènements humains et dégager des principes pour penser, voire anticiper le cours de l’histoire comme Marx a pu le faire. Pour parvenir à restituer le passé, l’historien peut au contraire considérer avec Hegel que « chacun est le fils de son temps » et assumer –en conscience-  qu’il est idéologiquement marqué.

Vincent Badré dans L’histoire fabriquée, ou par Dimitri Casali dans L’histoire de France interdite, pour leur part, ont récemment eu le mérite de souligner les dangers d’une histoire enseignée sans mise en perspective préalable, sans esprit critique, en un mot idéologique.

A tout âge, le travail d’historien, professionnel ou simple amateur, est donc d’adopter sa propre grille de lecture en connaissance de cause tout en intégrant les bases intangibles des faits pour éviter de glisser vers le négationnisme. Celui de l’enseignant est de développer l’esprit critique des enfants de manière à ce qu’ils soient capables d’éviter les chausse-trappes de l’historiquement correct. Ce que le généticien François Taddéi résume en une phrase : « si on croit tout ce qu’il y a dans un livre, alors on ne mérite pas ce livre ». A méditer…


(1) pp. 80 et 81 de la deuxième édition de Géographie Atlas aux Editions de l’Ecole, 1956.
(2) L'Humanité clandestine, numéro 61, 13 juillet 1940, soit 3 jours après le vote des pleins pouvoirs au Maréchal Pétain : « Les conversations amicales se multiplient entre travailleurs parisiens et soldats allemands : Nous en sommes heureux. Apprenons à nous connaître, et quand on dit aux soldats allemands que les députés communistes ont été jetés en prison et qu'en 1923, les communistes se dressèrent contre l'occupation de la Ruhr, on travaille pour la fraternité franco-allemande. »



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