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​Affaire Aliou Sall, quand l’or noir éclabousse le pouvoir sénégalais




Publié par Antoine Vandevoorde le 24 Juin 2019

C’est un petit séisme politique qui a secoué le Sénégal au soir du dimanche 2 juin 2019. En cause : la publication d’un reportage par la BBC faisant état d’ « Un scandale à 10 milliards de dollars » dans le cadre de l’attribution des contrats pétroliers nationaux. L’affaire est tout sauf anodine. Outre les malversations en elles-mêmes, celle-ci revêt surtout d’emblée un aspect pleinement politique en ce que le média britannique accuse Aliou Sall, frère cadet du président en exercice Macky Sall, d’être directement impliqué.



​Affaire Aliou Sall, quand l’or noir éclabousse le pouvoir sénégalais
 Conflit d’intérêt manifeste
 
L’annonce fait l’effet d’une bombe au sein de l’ensemble de la société sénégalaise. Dans un reportage intitulé « Un scandale à 10 milliards de dollars », la BBC a révélé le dimanche 2 juin les résultats d’une enquête menée par ses organes d’investigation BBC Panorama et Africa Eye avec un constat qui se veut sans appel : Aliou Sall, frère du président élu, aurait perçu des pots-de-vin de la part de la société Petro-Tim Limited dans le cadre de l’attribution des contrats liés aux réserves pétrogazières nationales.
 
Les faits reprochés au frère du président remontent à 2012. Ce dernier est engagé par la société en qualité de consultant sur des questions liées à l’exploitation pétrogazière dans le pays. Seulement, il est avéré qu’Aliou Sall ne bénéficie d’aucune expérience dans le secteur. Tout en pointant un salaire substantiel de 25 000 dollars par mois et la perception d’actions à hauteur de 3 millions de dollars, les observateurs fustigent alors ce qui ressemble de très près à un véritable conflit d’intérêts.
 
Aliou Sall et Frank Timis, les liaisons dangereuses
 
L’homme à l’origine de la société Petro-Tim n’est autre que Frank Timis, homme d’affaires australo-roumain à la réputation sulfureuse. Celui-ci est notamment connu pour ses prises de participations au sein de plusieurs exploitations en Afrique, s’étant en cela autoproclamé « parrain de l’Afrique de l’Ouest ». Frank Timis crée par l’entremise de sa société Timis Corporation Petro-Tim Limited en 2012, et décroche deux contrats d’exploitation auprès des pouvoirs publics sénégalais sous la présidence d’Abdoulaye Wade. Malgré là encore une expérience inexistante dans le domaine pétrogazier, qui interroge légitimement.
 
Concernant Aliou Sall, l’une des manifestations les plus significatives de cette relation trouble émane d’un e-mail du trust offshore de Timis Corporation, société mère de Petro-Tim. Celui-ci faisait alors état de « taxes dues au gouvernement sénégalais » à hauteur de 250 000 dollars dans le cadre des deux contrats obtenus par le conglomérat.  L’enquête de la BBC a toutefois démontré à l’aide de relevés de l’entreprise que ces fonds n’avaient jamais été perçus par l’Etat sénégalais, mais par la société Agritrans SARL dont le principal actionnaire n’est autre qu’Aliou Sall.
 
Autre pierre d’achoppement, et non des moindres : l’implication a posteriori de la major britannique British Petroleum. En 2017, BP rachète à Frank Timis ses parts dans les deux exploitations sénégalaises pour un total de 250 millions de dollars. En cela, le Britannique signe avec l’intéressé un contrat de redevance qualifié de « plus généreux de l’industrie », en ce qu’il octroiera une manne de 9 à 12 milliards de dollars à Frank Timis et sa société sur 40 ans. BP aurait pourtant été au fait des accusations de malversations à l’encontre de l’homme d’affaires et d’Aliou Sall tout en décidant pourtant de conclure cette opération.
 
Des réactions immédiates de la part des accusés et au plus haut sommet de l’État
 
Le lendemain de la diffusion du reportage, Aliou Sall convoque à Dakar une conférence de presse. Lors de celle-ci, l’intéressé s’est employé à vigoureusement réfuter les accusations faites à son encontre, exposant les arguments suivants : « Quand on vous dit : “Vous avez vu les documents”. Cela veut dire que vous avez vu un document attestant que j’ai reçu un transfert de 250 000 dollars. C’est faux. En dehors de ce transfert imaginaire de 250 000 dollars, on ne me reproche que d’être le frère du président de la République ».
 
 Les avocats du frère du président ont également abondé en ce sens, arguant que leur client n’avait perçu aucune royaltie. De plus, ceux-ci ont signifié que deux plaintes, l’une à Londres, l’autre au Sénégal seraient déposées contre la BBC. Timis Corporation a pour sa part pointé concernant ces 250 000 dollars une « saisie incorrecte » dans ses comptes.  
 
Loin d’un simple cas de corruption, l’affaire Aliou Sall a provoqué des remous jusqu’au sommet de l’État sénégalais. Les accusations portées contre son frère ont indéniablement fragilisé Macky Sall, et surtout son projet politique. Lors de son discours de victoire de 2012, le président sénégalais avait érigé la transparence en fer de lance de son mandat : « Nous devons mettre fin à la gabegie et à la corruption ». La situation se veut délicate pour Macky Sall, mais ne s’arrête pas là.
 
Le président avait déjà diligenté une enquête après l’attribution des contrats à Frank Timis pour attester de l’expertise de celui-ci. Malgré les conclusions négatives enregistrées, le président sénégalais a pourtant signé le décret permettant le début des projets d’exploitation. Macky Sall a déclaré pour la défense de son gouvernement : « Nous savons que là où il y a du pétrole, certains vont tenter de déstabiliser le pays ».
 
Une affaire aux conséquences politiques et sociétales multiples
 
L’éclatement de l’affaire Aliou Sall et les révélations qui s’en sont suivies ont incontestablement déchaîné les passions au pays de la Teranga. L’opposition a d’emblée fait entendre sa voix, tirant à boulets rouges sur le président et les modalités de la gouvernance au Sénégal. Celle-ci accuse notamment Macky Sall et son gouvernement d’avoir étouffé un rapport de l’Inspection générale d’État sénégalaise (IGE) soulignant l’inexpertise de Petro-Tim et les risques de collusion y étant associés. Thierno Alassane Sall, ex-ministre de l’Énergie s’est érigé en porte-voix d’une partie de l’opposition en ces termes : « (Il y a) une forte présomption d’associations de malfaiteurs […] en vue d’une entreprise ayant abouti à la spoliation d’intérêts du Sénégal ». D’autre part, la presse locale a fait savoir que Macky Sall avait convoqué en date du 6 juin l’ambassadeur britannique au Sénégal à des fins de « clarification ».
 
L’indignation est également palpable au sein même de la société civile. Après le reportage de la BBC, la rue, rapidement rejointe par les principaux partis d’opposition s’est mise en ordre de bataille afin de réclamer la transparence sur les modes d’attribution des contrats pétrogaziers nationaux. Arguant la spoliation des intérêts des Sénégalais au profit de quelques individus, les manifestants se sont regroupés le vendredi 14 juin 2019 à Dakar malgré l’interdiction expresse de la préfecture. Bien que les cortèges aient été dispersés par la police, des mouvements tels que Aar Li Nu Bokk (« préserver le bien commun » en Wolof) se sont emparés des réseaux sociaux afin d’accentuer la pression sur le gouvernement à l’aide de hashatgs tels que #SallGate.
 
L’affaire Aliou Sall ne semble pas sur le point de s’estomper, tant l’opacité autour du secteur pétrogazier sénégalais soulève de nombreuses questions. De plus, celle-ci a fait l’objet d’un nouveau rebondissement le mercredi 19 juin, lors d’une interview accordée par le conseiller du chef de l’Etat El Hadj Amidou Kassé. Ce dernier a confirmé l’existence du versement de 250 000 dollars, discréditant alors la défense d’Aliou Sall. L’intéressé entraînera-t-il dans sa chute son frère président ?

Voir le reportage en question : https://www.bbc.com/afrique/region-48501301
 
 
Pour approfondir le sujet de l’affaire Aliou Sall :
 
AFP – JEUNE AFRIQUE, « Sénégal : Macky Sall dénonce une tentative de “déstabilisation” après les accusations de corruption contre son frère », Jeune Afrique, 6 juin 2019
 
CISSE Moustapha, « Sénégal : l’opposition et la société civile décident de manifester à l’algérienne », Le 360 Afrique, 19 juin 2019
 
JONES Mayeni, « Sénégal : un scandale à 10 milliards de dollars », BBC, diffusé le 2 juin 2019
 
LAPLACE Manon, « Pétrole et gaz au Sénégal : accusé de corruption dans un reportage de la BBC, Aliou Sall nie en bloc », Jeune Afrique, 4 juin 2019
 
LAPLACE Manon, « Affaire Aliou Sall-Frank Timis : l’opposition sénégalaise accuse le pouvoir d’avoir voulu étouffer un rapport crucial », Jeune Afrique, 12 juin 2019
 
LE 360 AFRIQUE, « Sénégal : Dakar convoque l’ambassadeur britannique, suite aux révélations de la BBC », Le 360 Afrique, 6 juin 2019
 
RFI, « Sénégal: le frère du président Macky Sall soupçonné de corruption », RFI, 3 juin 2019
 
RFI, « Sénégal: la défense d’Aliou Sall contredite par une nouvelle révélation », RFI, 21 juin 2019
 
 
 


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