Dans l'ombre de la "Nutting Squad"
Il faut imaginer Belfast dans les années 1970 : des ruelles aux façades lépreuses, une pluie constante martelant le bitume, les fresques murales qui camouflent mal la terreur sourde. C'est là que naît la légende sombre d'un homme que les services britanniques baptiseront Stakeknife. Pour les habitants des ghettos catholiques, il n'est qu'un cadre discipliné de l'IRA, membre de l'unité la plus crainte de l'organisation : la "Nutting Squad", celle qui traque, juge et exécute les traîtres supposés. Pour le MI5, il est au contraire l'informateur le plus précieux de toute la guerre secrète, un atout inestimable pour infiltrer le cœur opérationnel de la guérilla républicaine. Ce double rôle va façonner l'une des histoires les plus dérangeantes de la lutte anti-terroriste. Car pour nourrir Londres en informations, l'homme continue d'arrêter, d'interroger et parfois d'exécuter des suspects, souvent innocents, au nom d'une organisation qu'il trahit. Le MI5 sait, observe, compile. Mais ne dit rien. Cette omerta n'est pas seulement un choix stratégique : c'est une discipline institutionnelle, une mécanique froide qui tolère l'horreur tant qu'elle sert les objectifs de sécurité nationale.
L'agent parfait, le monstre nécessaire
Lorsque son nom sort dans la presse dans les années 2000, les services britanniques nient, étouffent, démentent. Mais l'homme disparaît, exfiltré, selon les témoignages, vers une nouvelle identité offerte par l'État qu'il a servi dans l'ombre. Pendant vingt ans, la réalité reste enterrée sous plusieurs couches de secret, de procédures dites "Neither Confirm Nor Deny" et d'archives verrouillées. Puis vient l'opération Kenova, ouverte en 2016, avec pour ambition affichée de démêler la part de vérité et de mensonge dans l'histoire de Stakeknife. Le rapport final, publié en décembre 2025, brise enfin les digues. À mesure que l'on tourne ses pages, l'image de l'agent parfait se fissure pour laisser apparaître une vérité presque insoutenable : Le MI5 a protégé son informateur même lorsque ses crimes devenaient intolérables. Stakeknife aurait participé directement ou indirectement à au moins 18 assassinats, certains exécutés d'une balle dans la tête après des séances d'interrogatoire et de tortures. Pire encore, selon les enquêteurs, le renseignement fourni par l'agent n'aurait permis de sauver qu'un nombre très limité de vies, très inférieur aux victimes produites par sa propre unité. Ce n'est pas seulement un échec opérationnel : c'est une chute morale, une compromission abyssale où l'efficacité supposée de l'espionnage devient une justification implicite du meurtre. Dans l'intimité glaciale des bureaux de Thames House, quelqu'un a fait le calcul. Et quelqu'un l'a jugé acceptable.

Diplomatie













