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Un processus de réarmement allemand




Publié par Patrick Pascal le 30 Août 2022

« Le renoncement au gazoduc Nord Stream 2, l’orientation en faveur d’une réduction de la dépendance énergétique par rapport à la Russie et plus encore la fourniture d’armes – pour la première fois depuis le second conflit mondial – à un pays en guerre ainsi que l’annonce de la création d’un Fonds de 100 milliards d’euros pour financer le réarmement, sont apparus, au cours des dernières semaines, comme des changements profonds de la politique allemande. » Dans son ouvrage « Journal d’Ukraine et de Russie, Les crises et l’évolution du système international » l’ambassadeur Patrick Pascal se demande si l’on peut « parler d’un grand basculement de l’Allemagne par rapport à des politiques suivies depuis des décennies ? »



"L’annonce par le Chancelier Scholz, trois jours seulement après le début de la guerre en Ukraine, de la création d’un Fonds de 100 milliards d’euros pour le financement d’équipements militaires a frappé les esprits non seulement en raison de l’importance des sommes en jeu (NB : environ deux fois le budget français annuel de la défense), mais parce qu’il s’agit de l’Allemagne. Cet effort porterait le budget allemand de la défense à environ 2 % ce qui est l’objectif fixé par l’OTAN auquel la France se conforme déjà.

La décision a été précédée aussi d’une autre « révolution » qui a été la décision de l’Allemagne de fournir à l’Ukraine des armements, c’est-à-dire pour la première fois à un pays en guerre depuis la fin du second conflit mondial. Des critiques venant notamment des bénéficiaires se sont depuis lors exprimées, relatives en particulier à la lenteur des livraisons. Mais il ne faut pas voir nécessairement là une contradiction entre les annonces et la réalité, car l’Allemagne ne dispose pas nécessairement de capacités disponibles considérables et l’augmentation des productions en la matière requiert du temps.

Les blindés Guepard de fabrication allemande se font attendre à Kiev, mais Mme Christine Lambrecht, ministre de la Défense, a désormais fixé l’échéance à la mi-juillet en arguant de capacités limitées (NB : il s’agirait de 15 unités sur les 50 dont dispose l’Allemagne) auxquelles il faut naturellement ajouter les munitions. Quant aux blindés Leopard à gros calibre, qui ont été expérimentés en Bosnie, Berlin est à court de stocks compte tenu de livraisons pour l’essentiel à la Pologne (NB : 250 sur un stock de 266) et dans une moindre mesure à la République tchèque (NB : une vingtaine d’unités).

Le procès instruit en la matière à l’Allemagne apparaît injuste au regard de ces précisions et surtout compte tenu du « grand bond en avant » que le pays est en train d’accomplir en matière de défense. L’Allemagne reste encore le « géant économique », mais est de moins en moins le « nain politique » dont la Bundesrepublik a été pendant longtemps étiquetée. La modification de ce dernier statut est passée notamment par un engagement plus marqué en faveur d’opérations de maintien de la paix, y compris en Afghanistan et une évolution en faveur d’un plus large partage du fardeau, hors financements, pour la sécurité européenne ne peut qu’y contribuer.

Il ne faut jamais oublier que la République fédérale, rhénane puis berlinoise, s’est relevée de la cendre (Deutschland aus der Asche). Une nation orpheline de son passé, divisée et amputée de près d’un tiers de son territoire en raison des exigences de Staline et aussi de la compréhension parfois des vainqueurs occidentaux, s’est développée dans une démocratie exigeante tout en étant privée de certains attributs de la souveraineté. Cela a été le cas pour la défense, soumise par la suite à des restrictions et qui a hérité de tabous.

Sous un statut d’occupation, l’Allemagne fut tout d’abord désarmée et démilitarisée. Se posa ensuite la question du réarmement allemand à l’initiative d’ailleurs des Alliés. Le plan Pleven d’octobre 1950 prévoyait que l’Allemagne n’aurait pas d’armée nationale, mais que de faibles unités allemandes seraient intégrées dans une « armée européenne ». Le Pacte atlantique de 1949 ne fut pas ouvert à l’Allemagne dans un premier temps. Le rétablissement des droits de l’Allemagne fut conditionné à un accord sur une « communauté européenne de défense »   (CED). Celle-ci donna lieu en France à ce que l’on appela une « querelle », en réalité à une profonde crise politique et morale. Les opposants à un traité censé « dénationaliser » l’armée française finiraient par l’emporter. C’est finalement le refus de la ratification du traité par le Parlement français qui accéléra l’adhésion de l’Allemagne en octobre 1954 au pacte atlantique. Mais l’Allemagne acceptait de ne pas fabriquer des armes ABC, c’est-à-dire atomiques, biologiques et chimiques ainsi que d’autres restrictions sur des équipements militaires.


Des dossiers emblématiques : EADS-BAE Systems et SCAF

Si la genèse du réarmement allemand permet de mieux évaluer l’importance des changements qui s’opèrent, l’on peut aussi s’interroger sur le caractère européen ou atlantique de la défense de l’Allemagne. Deux dossiers, assez peu connus de l’opinion, voire totalement ignorés par elle, méritent à cet égard d’être évoqués.
 
En 2012, à la demande des industriels, se développa un projet de fusion entre EADS et BAE Systems, entreprise britannique du secteur de la défense et de l’aérospatial, issue principalement de British Aerospace et premier fournisseur du ministère britannique de la Défense. C’est l’Agence Bloomberg qui révéla en septembre 2012 des discussions déjà en cours depuis plusieurs mois entre les sociétés. Il est à noter que BAE Systems fut un temps actionnaire d’Airbus avant de mettre un terme à ses activités dans l’industrie aéronautique civile. EADS, BAE et Finmeccanica possèdent Eurofighter.
 
Quels étaient les objectifs et enjeux du projet ? EADS et BAE étaient respectivement le premier fabricant d’aéronefs civils et d’armements en Europe et leur fusion visait à faire face aux aléas cycliques du marché et à concurrencer Boeing. La capitalisation conjointe aurait ainsi mis EADS et BAE quasiment à égalité avec la société américaine (NB : autour de 40 milliards €). EADS aurait contrôlé à 60 % la nouvelle compagnie.
 
Dans ce dossier complexe, le gouvernement allemand se montra particulièrement attentif à la question de l’actionnariat. L’État français disposait en effet de 15 % des actions d’EADS tandis que le gouvernement britannique avait une golden share, sorte de droit de veto dans certaines circonstances, dans BAE. L’influence du gouvernement allemand au sein d’EADS s’opérait par le biais d’une participation étatique à Daimler. La part étatique française aurait été de 9 % au terme de la fusion. Du fait de la vente des actions de Daimler dans EADS alors en cours, l’Allemagne aurait été contrainte d’intervenir de manière substantielle et coûteuse pour garantir « l’équilibre franco-allemand » auquel elle était attachée au sein d’EADS. Du côté britannique était privilégiée l’option de la golden share pour les trois gouvernements. Berlin pour sa part était particulièrement soucieuse de la question de l’emploi, susceptible d’être affectée par la fusion, alors que 49 000 personnes étaient actionnaires d’EADS en Allemagne.
 
Le gouvernement de David Cameron était convaincu que l’industrie de défense et plus largement l’économie britannique tout entière tireraient profit du deal. Il ne voyait pas de barrière insurmontable dans le rapprochement avec un géant européen de l’aérospatial, mais au contraire une logique commerciale. Il se faisait fort de rassurer les États-Unis sur les relations étroites de BAE avec le Pentagone et d’en convaincre le Président Obama. Finalement, l’échéance fixée par les autorités des marchés financiers de Londres ne fut pas respectée et le projet de fusion ne fut pas mené à son terme.
 
Quelles que soient les motivations respectives des parties, la fusion EADS-BAE Systems correspondait de facto à un grand projet européen. Une question iconoclaste peut même être posée : sans l’échec, le Brexit aurait-il eu lieu ? L’échec fut attribué clairement à l’Allemagne par le chancelier de l’Echiquier George Osborne (« we have been a bit disappointed, primarily by Germany’s attitude, which in effect vetoed the deal »).
 
De nombreuses leçons peuvent être tirées de cette expérience, mais la principale est incontestablement – quelles que soient les responsabilités réelles – que l’Europe des nations qui comptent et des grands projets industriels a été mise à mal. Quand l’on critique, parfois à juste titre, le Royaume-Uni pour ses manquements à la solidarité européenne, il convient de se souvenir de ce dossier.
 
Le dossier SCAF (NB : système de combat aérien du futur) demeure ouvert. Ce projet considérable à l’horizon 2040 vise à mettre ensemble des capacités nationales (cf. Dassault, Airbus Defence and Space, Eurofighter, Safran, MBDA, Thales, etc..) qui ne se limitent pas à concevoir un avion de nouvelle génération, mais réunissent des équipements et disciplines différentes (cf. Drones, satellites, avions de surveillance et de ravitaillement en vol, systèmes de commandement, etc..). Les discussions franco-allemandes sur la question semblent avoir été difficiles, qu’il s’agisse des enjeux de souveraineté ou de la préservation des intérêts industriels. Le Bundestag a approuvé en juin 2021 la poursuite du projet, tout en soumettant à des conditions la phase assemblage et test en vol. Le coût du projet est estimé à 8 milliards € jusqu’en 2030 et au total à une fourchette se situant entre 50 et 80 milliards €.
Comme pour la fusion EADS-BAE Systems, le projet de SCAF est sous-tendu par l’interrogation majeure sur la force d’ambitions européennes véritables. Peu après l’annonce par le gouvernement Scholz de la création d’un Fonds de 100 milliards € pour la défense, l’Allemagne a annoncé son choix pour les F-35 afin de moderniser ses capacités aériennes…"
 

Extrait pp.192-196


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