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Léa Michelis : « L’Iran aurait aussi beaucoup à perdre s’il fermait le détroit d’Ormuz. »




Publié par Léa Michelis le 1 Juillet 2019

Diplômée d’histoire militaire et de géostratégie à Science Po Aix, Léa Michelis réalise un master 2 à Paris 1 en relation et affaires internationales. Elle occupe en parallèle la fonction d’apprentie chercheuse au sein du domaine Défense et Société de l’IRSEM (Institut de recherche stratégique de l’École militaire)
Elle a publié en février 2019 « L’Iran et le détroit d’Ormuz : Stratégie et enjeux de puissance depuis les années 1970 ». Ce livre issu de son mémoire explore un domaine peu étudié grâce à des sources primaires notamment issues de la diplomatie française. Léa Michelis y décrit et analyse la multitude des enjeux relatifs à ce fin bras de mer qui a vu passer 24 % des exportations de pétrole en 2018.



Comment décririez-vous le rôle de l’IRSEM au sein de la réflexion et l’action politique et militaire française, pourquoi avoir voulu y travailler ?

L’IRSEM est à la charnière entre deux mondes : celui de la recherche académique et celui du Ministère des Armées. C’est un institut qui a pour mission de faire le lien entre ces deux sphères, qui se complètent et qui sont finalement les deux faces d’une même pièce : la défense et la sécurité nationales. Grâce à leurs travaux, les chercheurs de l’IRSEM assurent le renforcement de la recherche sur les questions de défense et de sécurité. Ils contribuent également à l’enseignement militaire supérieur. L’IRSEM est un espace de rayonnement, un point de rencontre. Les chercheurs travaillent sur des projets de recherche pour le ministère des Armées. L’Institut permet de produire une réflexion cruciale sur les enjeux actuels et futurs des thématiques de défense et de sécurité. Il fait donc le lien entre réflexion et action politique et militaire.

J’ai voulu travailler à l’IRSEM justement parce que l’Institut est une interface. Il est très stimulant de travailler avec des personnes motivées et surtout passionnées par leurs recherches. Personnellement, je suis très heureuse d’avoir la chance d’y travailler et je remercie toutes les personnes qui m’ont permis d’évoluer en tant que futur chercheur et qui m’ont appris énormément sur ce métier que je souhaite exercer.
 
À ma connaissance votre livre est un des seuls en français sur le sujet hors revues spécialisées, comment expliquez-vous cette absence ?

Vous avez tout à fait raison. De manière générale très peu de recherches ont été menées sur le détroit d’Ormuz en tant qu’objet central. Même dans la littérature anglo-saxonne, il existe très peu de travaux qui étudient Ormuz de manière précise et approfondie. C’est un fait qui m’a beaucoup surprise tout au long de mon travail, car le détroit est selon moi au cœur d’enjeux historiques et actuels cruciaux. C’est une absence que je ne m’explique pas. C’est aussi pour cela que j’ai souhaité remédier à ce vide dans le domaine des études stratégiques.
 
Quelle a été la raison de votre intérêt particulier pour cette région du globe et pourquoi avoir choisi la date de 1970 pour début ?

D’une manière générale, j’ai toujours été passionnée par la zone du Moyen-Orient, en particulier par la Syrie et l’Iran. C’est une zone qui renferme une histoire extrêmement riche ainsi que des cultures différentes et captivantes. Mais c’est aussi mon intérêt pour les questions stratégiques et de défense qui m’a conduite à creuser plus sur les enjeux du Proche-Orient et du golfe Persique. Ensuite, ce sont aussi les enjeux de contrôle d’un espace, de gestion des ressources, et tout simplement de puissance qui m’ont poussée à vouloir approfondir sur la question du détroit. Je souhaitais me pencher sur un espace clé dans le monde. Et ce qui est fascinant dans le détroit d’Ormuz, c’est que c’est un espace ouvert, car c’est une porte sur le monde ; mais c’est aussi un espace soumis à des dynamiques de fermeture et de contrôle. Donc ce qui m’a surtout interrogée c’est la question de la gestion d’un tel espace, liée à la puissance iranienne.

Après avoir choisi cet objet d’étude, j’ai choisi d’avoir une perspective historique sur la question. Je suis historienne de formation et pour moi, l’histoire aura toujours une place cruciale dans mes recherches. L’idée était alors de m’interroger sur le détroit dans le temps long, pour ensuite avoir du recul sur le présent. C’est ce qu’on appelle un détour par l’histoire. J’ai donc commencé à effectuer un travail de chronologie sur le détroit depuis l’Antiquité : à qui appartenait-il ?

Comment était-il géré ? Ici, les travaux de Pierre Briant m’ont été très utiles. J’ai découvert un autre aspect de la puissance iranienne : l’importance de son héritage de l’empire perse. Ensuite j’ai étudié dans le détail toute la période impériale du XXe siècle et le changement de régime en 1979. Je souhaitais montrer comment le détroit était intégré dans une politique du pays sur une période assez récente soit les cinquante dernières années. Ce qui est fascinant, c’est que lorsqu’on étudie l’Iran on perçoit à quel point l’année 1979 est une année de rupture puisqu’on assiste à un vrai renversement du régime.

Or, cette rupture-là n’existe pas dans la gestion de détroit d’Ormuz. Pourquoi ? Car c’est un espace stratégique pour la puissance iranienne, peu importante son régime politique. Il y a donc des permanences pour une puissance, et en cela, il est intéressant de les étudier. Ensuite, j’ai choisi de commencer à partir des années 1970, car c’est à ce moment-là que le dernier Shah lance une politique de modernisation de l’outil naval iranien, outil naval qui sert énormément dans la défense d’Ormuz. Cette modernisation se reflète également dans l’organisation de la défense de l’espace côtier iranien. La prise en compte du détroit comme point d’appui et de puissance commence à cette période-là.
 
Pourriez-vous nous rappeler l’importance du détroit d’Ormuz à l’échelle mondiale ainsi que la menace qu’y représenterait un affrontement pour l’économie mondiale ?

Le détroit d’Ormuz prend son nom de l’île iranienne Ormuz, qui se situe au sud-est de la ville portuaire de Bandar Abbas. Il fait partie des quatre points stratégiques dans le monde à travers lesquels le pétrole transite (avec le Bosphore, Malacca, Suez). Long de cent quatre-vingts kilomètres, le détroit d’Ormuz borde les eaux territoriales iraniennes et omanaises. Il est caractérisé par une étroitesse et une faible profondeur des eaux. Du fait de ces caractéristiques, il n’y a que deux voies de circulation, larges de 3,2 kilomètres chacune et séparées par une zone tampon de la même largeur. La voie la plus au nord est à quelques dizaines de kilomètres de la côte iranienne. On y circule entre des îles omanaises et iraniennes. Le détroit est donc un verrou maritime. Il s’inscrit dans une zone de tensions et de conflits, comme on peut le voir actuellement.

De plus, il est au cœur du réseau mondial d’échanges pétroliers. Il est la porte d’entrée du golfe Persique, seule voie de sortie maritime du pétrole des pays du Golfe. Ces derniers possèdent 48,3 % des réserves prouvées de pétrole et 42,5 % de réserves prouvées de gaz naturel selon le dernier rapport de la British Petroleum pour 2018. Ils réalisent 33,5 % de la production mondiale de pétrole. Au total, 24 % des exportations mondiales de pétrole passent par le détroit d’Ormuz en 2018.

Ainsi, un affrontement dans cet espace mettrait en danger les échanges mondiaux de pétrole. Cela entraînerait une forte montée des prix du baril de pétrole et la crispation des marchés internationaux. Les pays du Golfe, et y compris l’Iran, sont dépendants de ces exportations pétrolières. De la même manière, beaucoup de pays sont dépendant de ces exportations pour leur propre usage énergétique. Pour l’Iran, les exportations pétrolières représentent 80 % du budget de l’État. Par conséquent, il ne faut pas oublier qu’il est dépendant de son accès au détroit d’Ormuz. Ainsi, il y a une menace, bien sûr, mais il est nécessaire de l’analyser avec du recul. L’Iran aurait aussi beaucoup à perdre s’il fermait le détroit d’Ormuz. D’autant plus qu’il risquerait d’endommager ses relations privilégiées avec certains de ses partenaires comme la Chine.
 
On sait que le pétrole et le gaz en provenance du détroit sont principalement en direction de l’Asie du Sud-est et de l’énergivore Chine. N’est-ce pas au détriment de l’Iran que de perdre ses derniers soutiens internationaux s’il provoque une diminution du trafic maritime ?

Tout à fait, cela n’est pas dans l’intérêt de l’Iran de fermer le détroit d’Ormuz ou de provoquer une diminution du trafic maritime. Toutefois, cela n’empêche pas la puissance iranienne de pouvoir le faire dans un temps délimité. Ce qu’il faut bien retenir, et ce que j’essaie dans mon ouvrage, c’est que l’important n’est pas tellement l’exécution de la menace de la fermeture du détroit d’Ormuz, mais bien l’utilisation de cette menace. C’est cela, la dissuasion. Quand il se passe des événements comme récemment, il faut se poser les bonnes questions : pourquoi cet événement survient-il maintenant ? Comment a-t-il réalisé ? Quels moyens ont été mis en place pour cela ? Il faut rester très factuel et pragmatique. Ormuz est un des leviers de la puissance iranienne, elle en a d’autres qu’il serait également pertinent d’étudier.
 
Le gouvernement américain ne cache pas son hostilité envers la République islamique et a d’ailleurs récemment interdit tous les achats de pétrole iranien en dollars. L’Iran est-il une victime « collatérale » de la politique de containment contre la Chine ? À agir ainsi les États-Unis ne risquent-ils pas de provoquer l’action dans le détroit des éléments les plus extrémistes en Iran ?

Je ne le pense pas. La politique américaine contre l’Iran est selon moi et d’après ce que j’ai pu lire au cours de mes recherches, directement liée à l’Iran. Elle n’est pas menée dans le but d’agir sur la Chine. Les tensions entre les États-Unis et l’Iran sont propres à leur relation, à leur histoire.

La politique américaine pourrait bien évidemment provoquer l’action d’éléments iraniens hostiles aux Américains dans le détroit. Mais là encore, cela n’est pas tellement dans l’intérêt de l’Iran.
 
Ces derniers mois plusieurs pétroliers on subit des attaques à l’aide d’explosifs, les rebelles yéménites Houtis puis les Iraniens ont été rapidement accusés d’en être les responsables. Quels acteurs pourraient avoir réalisé ces opérations et avec quels objectifs ?

Les tensions entre les États-Unis et l’Iran sont permanentes depuis l’arrivée de Donald Trump au pouvoir, mais elles ont atteint leur paroxysme tout récemment. Ce qui est intéressant c’est l’utilisation du détroit comme levier, car il est un des leviers de la puissance iranienne je tiens à le rappeler, dans ces relations tendues. Très vite, l’Iran a été accusé, notamment par les États-Unis, d’avoir réalisé ces attaques sur les pétroliers dans le golfe Persique et dans le golfe d’Oman. Là encore, il faut faire attention à ne pas poser des idées sur des faits afin d’en faire une analyse pertinente et judicieuse.

Il faut reconnaître que l’Iran pourrait avoir réalisé ces attaques bien sûr. Mais il n’y a pas que lui qui y aurait un intérêt. D’autres puissances, notamment celles du Golfe comme les Émirats ou encore l’Arabie Saoudite, soutiennent la ligne de conduite des États-Unis et pourraient avoir cherché à déstabiliser la région pour atteindre leurs buts. Ce ne sont que des suppositions. Il y a également la possibilité que ce soit un acteur extérieur au Golfe qui ait réalisé ces attaques. L’Iran est au cœur d’enjeux centraux du golfe Persique, mais aussi du Proche Orient, de l’Asie centrale et de l’Asie de l’Est. Ses relations avec l’Inde contrarient le Pakistan.

La compétition entre la Chine et l’Inde, deux partenaires de l’Iran, notamment pour la modernisation des ports iraniens, est un facteur de déstabilisation de la puissance iranienne à prendre en compte quand on analyse les nouveaux événements de la région. Ce qui est important c’est d’avoir une vision globale pour comprendre un fait particulier et l’intégrer dans le champ des possibles et des probables. C’est à cela que sert la recherche.
 
Si affrontement a lieu, déclenchera-t-il sur une guerre ouverte ou restera-t-il plutôt de l’ordre de l’escarmouche comme lors de la guerre des pétroliers pendant le conflit irako-iranien ?

Alors premièrement, je n’appellerais pas la guerre des tankers une escarmouche. Certes, par rapport à la guerre Iran-Irak dans son ensemble, la guerre des tankers a causé très peu de victimes, mais elle a donné lieu à de vrais affrontements et surtout elle a poussé l’Iran et les États-Unis dans leurs retranchements. D’une certaine manière, elle nous a donné un aperçu de ce qu’il peut se passer. L’Iran avait réussi à verrouiller le détroit, mais ses capacités étaient beaucoup plus faibles par rapport à celles de la puissance américaine (elles le sont toujours). La guerre des tankers est aussi importante, car elle a permis à la Marine des Gardiens de la Révolution (les Pasdarans) d’avoir sa première expérience combattante. La doctrine navale iranienne est née de ce conflit et elle a des incidences aujourd’hui, notamment dans l’organisation et dans les moyens de la défense d’Ormuz.

Ce que je peux dire, avec les éléments dont je dispose, c’est qu’aucun type de conflit n’est à exclure. On pourrait imaginer un conflit purement technologique, une cyberguerre entre l’Iran et les États-Unis comme un conflit ouvert dans le Golfe. Tous les types de guerres sont envisageables aujourd’hui, car la zone du Proche Orient et du golfe Persique est une véritable poudrière. C’est le propre des conflits aujourd’hui : les modes d’action guerriers se transforment, se transmettent et sont en constante évolution. Pour ces raisons, il est nécessaire de rester vigilant. Il faut rester mesuré et traiter des faits.
 
 

Existe-t-il un possible apaisement des tensions et quelles seraient pour vous les conditions d’une telle accalmie ? 

Selon moi, un apaisement des tensions est encore possible. Il pourrait être amorcé par les pays européens. Ils sont encore partenaires du JCPOA, l’accord sur le nucléaire iranien. L’Europe souhaite demeurer un partenaire économique de l’Iran. Toutefois, les relations Europe – États-Unis sont également à prendre en considération. Pour qu’un apaisement survienne, il faut le construire par la discussion et la médiation. Or, étant donné les relations actuelles entre l’Iran, les États-Unis et l’Europe, cela n’arrivera pas dans l’immédiat. Il faut donc se laisser le temps de la réflexion.


 



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