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Jeu d’influence des États-Unis en Afrique : sécuriser pour mieux régner ?




Publié par Régis Loussou Kiki le 31 Mai 2019

L’Afrique n’est pas une priorité stratégique des États-Unis, et elle ne l’a jamais réellement été. Son implication y est indirecte, parcellaire, souvent dépendante des crises.



Jeu d’influence des États-Unis en Afrique : sécuriser pour mieux régner ?

Carrément « inexistant » pour le Pentagone en 1995 [1] , l’intérêt américain pour cette région est néanmoins revu à la hausse à partir de 2001, au fur et à mesure que le continent noir (terreau fertile au développement du terrorisme islamiste, car supposément constitué majoritairement d’États faibles ou faillis [2] ) devient un front de la « guerre globale contre la terreur ». Aujourd’hui, derrière le discours officiel d’une assistance militaire s’accompagnant d’un soutien aux institutions démocratiques, l’Afrique est un laboratoire, un futur modèle de la lutte contre-terroriste de Washington.

En somme, le théâtre d’un jeu d’influence indéniable, mais fondé sur une présence la plus discrète possible. Dès lors, comment garantir les intérêts stratégiques américains sur place sans imposer une présence militaire préjudiciable sur le long terme, voire contradictoire avec les objectifs poursuivis ?
La doctrine définie dans les années 1990 est claire : l’engagement militaire américain et son empreinte au sol en Afrique doivent être inexistants, sinon secrets. La première puissance mondiale définit son leadership comme étant « en retrait », intervenant seulement par partenaires interposés, jamais comme un cobelligérant. À long terme, le ton est donné : il faut trouver des « solutions africaines aux problèmes africains ». 

C’est sur cette base que se fonde la stratégie d’empreinte légère (light footprint), chère à la présidence Obama. Définie officiellement comme une « approche innovante et à faible coût [3] » , elle consiste en deux aspects principaux : d’une part l’utilisation de méthodes discrètes et chirurgicales d’interventions militaires (forces spéciales et drones) ; d’autre part la multiplication des partenariats et les coopérations entre militaires américains et forces armées locales (à travers surtout des programmes de formation) – dans le but que les États africains, à terme, prennent en charge l’essentiel du travail. Cette doctrine de présence militaire limitée recouvre donc des aspects de court terme, avec les « chasses à l’homme » [4]  conjointes contre les terroristes et les formations des armées locales ; et de long terme, avec la volonté de transmission aux États africains du flambeau sécuritaire, et donc de la charge de la lutte durable contre le terrorisme. 

Le light footprint, loin de la stratégie infaillible, comporte deux risques principaux. En premier lieu, Washington semble traiter les symptômes et non les causes : cette approche privilégie l’efficacité à court terme (opérations ciblées menées par les forces spéciales) à la résolution de long terme (la seule formation des militaires africains ne garantit pas de s’attaquer efficacement aux racines de la menace terroriste). Le light footprint est une doctrine essentiellement sécuritaire, elle met l’accent sur des préoccupations militaires du temps court : elle rentre en cela en contradiction avec les objectifs de gouvernance et de développement, qui sont pourtant essentiels pour traiter les causes du terrorisme. C’est là un paradoxe important. En outre, le choix de combattre par procuration (qui relève de pressions internes aux États-Unis, notamment la contrainte de l’opinion publique et la restriction budgétaire) comporte des « coûts cachés », en particulier le risque d’instrumentalisation par des pouvoirs locaux aux agendas différents et parfois en contradiction avec d’autres objectifs de la politique américaine sur le continent.

Les gouvernements africains concernés sont tentés, en autres, de mener des combats contre des groupes qui ne sont pas terroristes. Les avantages certains de cette politique (peu de soldats américains au sol, coût moindre) sont contrebalancés par des effets négatifs, à long terme encore une fois, où cette stratégie pourrait s’avérer contre-productive, et ce malgré les garde-fous que constituent plusieurs lois du Congrès visant à limiter l’assistance militaire américaine et à la contraindre à des critères de supervision.

La hausse de la menace terroriste venue du continent constitue un tournant, car elle oblige la Maison-Blanche à accroître la présence américaine sur place. Présence numérique donc, avec 5 à 6000 hommes déployés notamment à Djibouti, mais surtout présence stratégique afin d’aider les armées locales à développer leurs capacités [5] , avec pour finalité la lutte contre les groupes islamistes de la Corne de l’Afrique (Shebabs en Somalie), de la péninsule arabique (Yémen), et du Sahel (AQMI [6] ). Cette importance stratégique nouvelle de l’Afrique est entérinée en 2007 par la décision de créer un commandement militaire dédié à ce continent, AFRICOM, au sein du Département de Défense. Cette structure devient véritablement opérationnelle au début des années 2010, avec successivement l’intervention de l’OTAN en Libye (2011) puis l’attaque terroriste du consulat américain de Benghazi (2012) qui entraîne la mort de l’ambassadeur en Libye. AFRICOM se dote alors d’une nouvelle mission d’intervention d’urgence.

Les États-Unis sont donc en train de nouer des partenariats essentiellement sécuritaires avec la plupart des pays d’Afrique [7] . Dès lors, le risque pour Washington est de se trouver entraîné du soutien sécuritaire au soutien politique – ainsi de rompre avec les objectifs affichés en termes de défense des libertés politiques et religieuses et de promotion des institutions démocratiques. En soutenant un dictateur pour contrer un danger terroriste, l’ombre des erreurs américaines au Moyen-Orient plane sur la Maison-Blanche. Car il ne faut pas oublier que les États-Unis cherchent officiellement à concilier la défense des intérêts stratégiques américains avec la promotion de la démocratie et de la gouvernance auprès des États africains.

Pourtant, ces deux politiques – contre-terrorisme et promotion de la démocratie – paraissent difficiles à faire coexister. Le dilemme que constituent les relations entre les États-Unis et le Kenya, alliés historiques, en est l’illustration : le pays de l’Afrique de l’Est passe dans les années 2000 d’une attitude réticente à une coopération très ouverte, alors que la menace terroriste est en hausse dans la région. Or, le président kenyan étant inculpé par la Cour Pénale Internationale, la Maison-Blanche est prise en étau entre deux nécessités : maintenir la distance avec ce dirigeant controversé ou coopérer pour combattre les terroristes dans son pays.

La présidence de Donald Trump fait s’opérer un léger changement de paradigme. Après son élection, le 45e Président des États-Unis ne manifeste que peu d’intérêt pour le continent. Cependant, Washington retrouve aujourd’hui en Afrique une préoccupation qui avait disparu avec la Guerre froide : celle de la place du continent noir dans l’équilibre des relations internationales. Plusieurs puissances dites émergentes y investissent en effet énormément, à commencer par la Chine.

Distancée par l’Empire du Milieu, devenu en l’espace d’une décennie le premier partenaire commercial du continent, la Maison-Blanche cherche à réagir, avec par exemple la création d’une institution de financement du développement, la State Development Finance Corporation (USIDFC), à même de mobiliser 60 milliards de dollars. Dès lors, Américains et Chinois avancent chacun leurs pions sur l’échiquier africain, devenu un front important de la guerre économique. Le volet économique prend le pas sur le militaire, Trump ayant exclu toute participation directe aux combats, à l’exception l’intervention en Somalie (intensifiée en 2017).

Reste à voir si cette coopération d’un nouvel ordre saura concurrencer la solidarité « Sud-Sud » – exemptée de toute exigence démocratique – promue par la Chine. Quoi qu’il en soit, endiguement des plans chinois en Afrique, efficacité sur le long terme dans la lutte contre le terrorisme et promotion des institutions démocratiques semblent former ensemble un véritable triangle d’incompatibilité du côté des États-Unis.

 


[1] Ploch Lauren, Africa Command: U.S. Strategic Interests and the Role of the U.S. Military in Africa,
Congressional Research Service (CRS), juillet 2011.
[2] Les États faibles et/ou faillis sont des concepts très présents dans la doctrine américaine. En Europe, on préfère l’expression d’« États fragiles ».
[3] US Department of Defense, Sustaining U.S. Global Leadership: Priorities for the 21st Century, janvier 2012.
[4] On parle de « Counterterrorism manhunting capability ».
[5] Programme Partnership for Regional East African Counter Terrorism; ou au Sahel Trans-Saharan Counter-Terrorism Partnership.
[6] Al-Qaïda au Maghreb islamique
[7] Cependant à nuancer : si l’accent sur la dimension militaire de la politique africaine des États-Unis est indéniablement renforcé depuis quelques années, plus des trois-quarts de l’aide bilatérale américaine à l’Afrique restent dédiés à des programmes de santé, en particulier de lutte contre le sida, mis en place par George W. Bush.


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