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Covid-19 va induire une réévaluation nécessaire des relations franco-chinoises




Publié par Leslie J.Shaw le 17 Juillet 2020

En 2000, dans les 15 États membres de l’Union européenne de l’époque, 28 millions de travailleurs étaient employés dans le secteur manufacturier (24,3 millions en excluant le Royaume-Uni). En 2019, il y avait 21 millions de travailleurs dans l’industrie manufacturière dans les 14 États membres à l’exclusion du Royaume-Uni. En l’espace de deux décennies, ces 14 États membres, pris dans leur ensemble, ont perdu 3,3 millions d’emplois manufacturiers, dont 864 000 en Espagne, 840 000 en France, 616 000 en Italie, 250 000 au Portugal, 142 000 en Belgique et 98 000 en Grèce. Ces 6 pays représentent 85 % de tous les emplois manufacturiers perdus, le seul grand État membre à maintenir son niveau d’emploi manufacturier, à un peu moins de 8 millions, étant l’Allemagne.



Image : Flickr
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Les raisons de l’effondrement de l’emploi manufacturier dans ces 6 États membres de l’UE sont variées et complexes et comprennent une croissance lente, des changements dans la structure de la demande mondiale, une compétitivité réduite, l’automatisation, la réduction des barrières commerciales, la logistique mondiale, ainsi que des changements structurels, des politiques fiscales défavorables et une immigration massive. L’industrie européenne a toujours été une source importante d’emplois de qualité pour les travailleurs moyennement ou faiblement qualifiés et la perte d’emplois manufacturiers due à la fermeture d’usines, ainsi que l’augmentation des emplois faiblement rémunérés dans les services, ont eu un impact négatif sur la répartition des revenus du travail dans ces pays. Une analyse détaillée des raisons sous-jacentes de ce déclin dépasse le cadre de cette étude, mais nous soutenons que la délocalisation de l’industrie manufacturière vers des économies à bas salaires, associée à une concurrence accrue par les importations et à la perte de parts de marché résultant de l’arrivée de ces économies à bas salaires sur le marché mondial, a joué un rôle majeur.
L’UE représentait 27 % de l’industrie manufacturière mondiale en 2000, mais seulement 22 % en 2018, malgré l’arrivée de 13 nouveaux États membres. Au cours de la même période, la part de la Chine est passée de 7 à 28 % et celle des États-Unis de 27 à 16,6 %.

Ce gain de puissance économique de la Chine est donc le principal moteur du déclin de la part mondiale de l’UE dans les chaînes de valeur de l’industrie manufacturière. Le déclin de la compétitivité a également contribué à l’érosion de cette part : la présence croissante de la valeur ajoutée étrangère dans la production des entreprises de l’UE n’a pas été compensée par une augmentation correspondante de la participation de l’UE dans les chaînes de valeur servant la demande finale sur les marchés mondiaux. Cet effet a été particulièrement intense pour les produits manufacturés de haute technologie, dont la plupart proviennent désormais de Chine.

La France a toujours été à l’avant-garde de l’engagement européen avec la Chine. En 1964, le président Charles de Gaulle a pris la décision historique de reconnaître la République populaire de Chine et d’établir des relations diplomatiques entre les deux pays. En 1973, le président Georges Pompidou est devenu le premier chef d’État occidental à se rendre en Chine. La France a été le premier pays à entamer une coopération avec la Chine dans le domaine de l’énergie nucléaire – la première centrale nucléaire commerciale de Daya Bay à Shenzhen a été conçue et construite par Framatome entre 1985 et 1993. La France a également été la première puissance occidentale à établir des partenariats économiques avec la Chine, avec des déclarations communes sur un partenariat global en 1997 et un partenariat stratégique global en 2004. En 1964, le commerce bilatéral entre les deux pays s’élevait à environ 100 millions de dollars. En 2018, il a été multiplié par 600 pour atteindre 62,9 milliards de dollars. En termes d’investissements, la France se classe au quatrième rang pour les investissements de l’UE en Chine et au troisième pour les investissements étrangers. En 2018, les IDE vers la Chine ont augmenté de 28 % et les IDE chinois en France ont augmenté de 12 %. L’investissement total entre les deux pays en 2018 s’élève à plus de 40 milliards de dollars.

Cependant, l’examen des chiffres montre que la main-d’œuvre française n’a pas bénéficié de ce partenariat économique. Au cours de la période de 12 mois se terminant en février 2019, la Chine a représenté environ 4 % (19,27 milliards d’euros) du total des exportations françaises, derrière l’Allemagne, les États-Unis, l’Italie, l’Espagne, la Belgique et le Royaume-Uni, tandis que, sur la même période, elle a importé des marchandises pour une valeur de 52,74 milliards d’euros, ce qui donne un déficit commercial avec la Chine de 33,46 milliards d’euros, le plus important de tous les partenaires commerciaux français. L’aéronautique représente plus de 30 % des exportations, les produits pharmaceutiques, les cosmétiques et les machines représentant 20 % supplémentaires. La part des produits manufacturés à forte intensité de main-d’œuvre est négligeable et la part des produits de haute technologie (semi-conducteurs) ne représente que 1 % des exportations totales.

La répartition des importations en provenance de Chine est différente : téléphones (11,3 %), vêtements et textiles (13,2 %), ordinateurs (9,5 %), matériel et machines électriques (14,6 %), chaussures, articles en cuir, articles de sport et jouets (10,3 %), produits blancs, matériel informatique et électronique grand public (12,7 %) et meubles (3 %). Dans l’ensemble, les exportations françaises vers la Chine proviennent de secteurs à forte intensité de capital, tandis que les importations en provenance de Chine se répartissent entre les secteurs de haute technologie et les secteurs à forte intensité de main-d’œuvre dans lesquels la France était auparavant un acteur important. Les importations bon marché combinées à la concurrence sur les marchés d’exportation ont sans aucun doute contribué de manière importante au déclin de l’emploi dans le secteur manufacturier français et sont en partie responsables des tensions sociales résultant de la baisse des salaires et du niveau de vie, du manque de possibilités d’emploi pour les ouvriers et du transfert de richesse du travail vers les actionnaires et les élites dirigeantes.

Les manifestants en gilet jaune de 2018-2019 étaient dans leur grande majorité des personnes qui avaient un emploi stable, mais n’arrivaient pas à joindre les deux bouts, en particulier les couples de travailleurs avec enfants. Ce sont ces mêmes personnes qui achètent des produits chinois à bas prix dans des magasins comme Décathlon, le premier détaillant français d’articles de sport. En 2017, Décathlon a commencé à transporter directement par rail les produits fabriqués dans son usine de Wuhan vers un centre logistique situé à Dourges, dans le nord de la France. Le train de marchandises hebdomadaire de 41 conteneurs permet aux produits de Decathlon d’atteindre ses magasins en un peu plus de deux semaines, pour être vendus à des clients français soucieux des prix par des vendeurs au salaire minimum.

En ce qui concerne les flux d’IDE, la Chine a intensifié son ciblage des entreprises européennes à la suite de la crise financière de 2008 et, en dix ans, a acquis des entreprises phares telles que Daimler, Volvo, Pirelli, Syngenta et Kuka dans le cadre d’une frénésie d’achats de plus de 300 milliards de dollars. En France, des entreprises d’État chinoises ont pris des participations dans le Club Med, Air France KLM, l’aéroport de Toulouse (vendu par la suite), Marionnaud (détaillant de produits de beauté), Lanvin (mode de luxe), Sonia Rykiel (mode), St. Hubert (alimentation), Axilone (emballage cosmétique), Kidiliz (mode enfantine), Linxens (composants de cartes à puce), SMCP (mode de luxe), Accor (hôtels) et Baccarat (cristal fin, fondé en 1764). Les acheteurs chinois ont également acquis plus de 150 vignobles, pour la plupart dans les prestigieuses régions du Bordelais et de la Bourgogne. Une acquisition qui a tourné au vinaigre est celle de l’usine de lait en poudre Synutra de 38 000 mètres carrés en Bretagne.

Les méthodes draconiennes des dirigeants chinois ont conduit 70 travailleurs à démissionner, dont 4 cadres des ressources humaines. Les nouveaux propriétaires ont essayé, sans succès, de faire venir des travailleurs espagnols et, en 2018, l’usine a été vendue à une coopérative laitière locale. L’agrobusiness est une cible clé pour les entreprises d’État chinoises, tout comme l’accaparement des terres agricoles, ce qui est compréhensible pour un pays qui compte 20 % de la population mondiale, mais seulement 10 % des terres arables du globe. La France est considérée comme une source de denrées alimentaires, notamment de produits laitiers, de farine et de viande. En 2016-18, ils ont réussi à contourner les lois françaises sur la vente de terres agricoles pour acquérir 2 600 hectares qui s’ajoutent aux 10 millions qu’ils possèdent déjà en Afrique, en Australie et en Amérique latine.
 
Les Chinois ont également ciblé les infrastructures en vue de l’initiative « Belt and Road », un corridor commercial de 10 000 km entre la Chine et l’Europe, d’un montant de 1 000 milliards de dollars, qui leur permettra d’expédier des marchandises, de délocaliser des industries et de conquérir des marchés. La Méditerranée est considérée comme une plaque tournante commerciale stratégique et une porte d’entrée vers l’Europe, l’Afrique et l’Amérique du Nord. À cette fin, les sociétés d’État COSCO Shipping Ports et China Merchants Port Holdings ont ajouté Marseille à leur réseau portuaire méditerranéen existant, qui comprend Istanbul, le Pirée, Malte, Gênes, Valence et Tanger. Sur la côte occidentale de l’Europe, les Chinois ont déjà pris des participations dans les ports de Bilbao, Nantes, Le Havre, Dunkerque, Bruges, Anvers et Rotterdam.

Un autre volet du plan directeur consiste à créer des plateformes logistiques et des débouchés commerciaux. Trois projets de ce type sont prévus en France : (1) le Centre international de la mode de Marseille 68, centre textile sino-européen, 60 000 mètres carrés de showrooms accueillant 200 entreprises chinoises ; (2) Eurosity à Châteauroux, dans le centre de la France, un quartier chinois industriel qui sera construit et géré par la zone de coopération économique sino-française, les Chinois détenant une participation de 60 % et (3) Terra Lorraine, un complexe de 250 000 mètres carrés de showrooms, de bureaux et d’un hôtel qui servira de porte d’entrée en Europe pour les PME chinoises. Ce dernier projet a été lancé en 2012 et, en 2014, 3 845 entreprises chinoises avaient signé des baux, mais, en 2020, le site est toujours une parcelle inoccupée.

Ces projets ont été ardemment soutenus par les responsables politiques français locaux qui cherchent à attirer les investissements chinois pour relancer leurs économies régionales en perte de vitesse. Plus haut dans la chaîne alimentaire du lobby prochinois, on trouve les anciens premiers ministres Jean-Pierre Raffarin et Dominique de Villepin, les ex-ministres Claude Guéant, Jean-Louis Borloo, Jean-Marie Le Guen. En 2012, Harold Parisot a créé le Chinese Business Club, un réseau VIP de politiciens, diplomates, chefs d’entreprise, investisseurs et entrepreneurs français et chinois visant à promouvoir les partenariats économiques et politiques entre les deux pays. Parmi les orateurs qui se sont exprimés lors de ces événements exclusifs, citons le président Nicolas Sarkozy, la maire de Paris Anne Hidalgo, le Prince Albert de Monaco et Emmanuel Macron lorsqu’il était ministre de l’Économie en 2016.

Le partenariat économique franco-chinois a été considéré comme une relation gagnant-gagnant, la France bénéficiant de l’ouverture du marché chinois à son excellence dans les domaines de l’aéronautique, de l’énergie nucléaire, des télécommunications, de l’automobile, du train à grande vitesse et des énergies renouvelables. Mais les Français n’ont pas su prévoir la stratégie chinoise en matière de technologie, qu’ils divisent en deux catégories. Premièrement, pour les technologies qu’elle maîtrise déjà, la politique consiste à exclure les concurrents étrangers potentiels. Pour les technologies qu’elle ne maîtrise pas, la stratégie consiste à introduire la nouvelle technologie par le biais de joint-ventures pour la production et la gestion de projet, puis à copier la technologie pour créer des acteurs chinois qui finiront par remplacer le partenaire étranger sur le marché intérieur et par concurrencer ce partenaire sur les marchés mondiaux. Ainsi, les Chinois ont obtenu des offres de Kawasaki, Siemens et Bombardier pour la construction d’un train à grande vitesse et ont fini par construire le leur après avoir copié la technologie. Le train à grande vitesse Fuxing, conçu et construit par la CRRC, entreprise d’État chinoise, est entré en service en 2017. La CRRC est désormais un concurrent mondial pour les fabricants de trains européens Siemens et Alstom, qui ont planifié une fusion qui a été bloquée par les autorités antitrust de l’UE. 

Jusqu’au début des années 2000, le marché des avions commerciaux en Chine était dominé par Boeing. Airbus a créé une entreprise commune avec la China Aviation Industry Company et a ouvert une usine d’assemblage à Tianjin en 2008. Le contrat de 10 milliards d’euros prévoyait la fourniture de 150 A320 et une option sur 20 A350. En 2009, la Commercial Aircraft Corporation of China a lancé un programme de construction du C919, une copie de l’A320.
La France s’est tiré une balle dans le pied à de nombreuses reprises. Depuis 1982, le CEA (Commissariat à l’énergie atomique) a formé plus de 500 ingénieurs nucléaires chinois. Aujourd’hui, le China General Nuclear Power Group est un concurrent majeur d’EDF, qui a même perdu en 2018 face au russe Rosatom dans une tentative de construire 4 centrales nucléaires en Chine.

Bien sûr, le plus grand désastre de la coopération franco-chinoise a été le projet de laboratoire P4 de Wuhan, peut-être le transfert de technologie le plus malavisé de l’histoire.
Lorsque la crise actuelle prendra fin, la France et les autres pays de l’Union européenne devront examiner attentivement où les a menés leur engagement avec la Chine au cours des deux dernières décennies.

Par Leslie J. Shaw, économiste et membre du corps professoral du campus parisien de l’ESCP Business School.
 


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