Portrait de Shigeru Yoshida. Photo : Wikipedia
Lorsque par un beau matin d’été bien mérité avec un enthousiasme hors de saison, de quelqu’un qui s’apprête à une rencontre, je me rendais d’un pas dense sur la plage de Oiso, première station balnéaire désignée au Japon et lieu de villégiature de notre hôte. Je savais que le roman de l’histoire me fixait un rendez-vous qui occultait toutes mes autres rencontres. Quand le bip de l’écran tactile de mon smartphone m’arracha brutalement à cette idée, trépignant d’impatience, je restais sobre une photo en noir et blanc en main. De l’été 46 à l’été 52, le sort du Japon reposait sur ses seules épaules, j’apercevais Shigeru Yoshida.
La Première personne. Bonjour, Monsieur le Premier Ministre.
La Deuxième personne. Avec calme, « Bonjour, un mètre ! »
Premier. Sur quoi ce chiffre s’appuie murmurais-je.
Deuxième. Des mètres, j’en ai parcouru plusieurs milliers. Et il me faut déterminer ceux d’entre eux qui changèrent mon destin politique ? Est-ce le 22 mai 1946 en devenant le 45e Premier ministre du Japon, pour ma sagesse et ma connaissance intime des sociétés occidentales ou bien mes idéaux probritanniques et proaméricains. Mon pays recru d’épreuves se laissait prendre par les États-Unis qui lui tendaient la main, pour la signature du traité de San Francisco, conclu le 8 septembre 1951 en même temps que le traité de sécurité entre les États-Unis et le Japon : dix articles établissant un rapport de force en faveur de Washington.
Premier. Nous sommes confus avec la position des États-Unis à propos de la Russie, voilà par quoi je commençais pour souligner les variations poutiniennes sur un vieil air de guerre froide du 24 février 2022, jour de l’invasion de l’Ukraine.
Deuxième. N’est-ce pas des guerres révolutionnaires et impériales entre Napoléon et les Russes que date votre décadence en France ?
Premier. Je ne comprends pas là où vous voulez en venir, pour dire les choses très vite je lui ai dit !
Deuxième. Mon ami, votre pays n’est plus en mesure de jouer le rôle qu’il affirme de puissance géopolitique. Plus largement le vrai problème de l’Europe c’est son affaiblissement et sa difficulté de son rapport au monde. Vos gouvernements, vos États ne peuvent pas être séparés de la compréhension de la société. Cette dynamique des sociétés se révèle d’autant plus déterminante que le consumérisme, les « valeurs communes », que vous invoquez, au gré de vos intérêts, vous tétanise et vous rend fragiles dans la compréhension du nouveau jeu international. Depuis l’après-guerre, vos sociétés internationales sont plongées dans le diktat qu’une bonne société est une démocratie, qui atteint des objectifs de croissance économique que quantifie son PNB comme étalon de mesure. De surcroît, cette notion est intégrée dans la charte des Nations unies et dans la convention de l’OCDE.
Premier. Vous avez raison de le souligner, mais qu’entendez-vous exactement par cela ? N’est-ce pas Staline qui a dit qu’entre des pays à systèmes économique et social différents les relations d’affaires restaient possibles !
Deuxième. Ne vous méprenez pas sur le sens du mot « État » dans le contexte de ma « doctrine Yoshida » et de la guerre devant vous. L’État, ce sont deux choses : la reconstruction d’institutions, je viens de l’évoquer et une souveraineté, indépendante. Sans cette seconde, point d’État. Dites-le à vos fins analystes du monde et à votre prochain Président.
Premier. La réalité c’est que l’Ukraine est laissée à elle-même, Joe Biden l’a rappelé à voix haute lors de son discours de l’État de l’Union devant le Congrès américain : « nous n’interviendrons pas militairement en Ukraine », Vladimir Poutine pousse ses pions avec ses colonnes de blindés russes et il maîtrise l’agenda stratégique, nous sommes prisonniers de ce tête-à-tête entre Biden et Poutine.
Deuxième. Shigeru Yoshida me regardait avec ce qui aurait pu être du mépris. Mais rassurez-vous, monsieur Poutine aussi a négligé que s’attaquer à une société c’est prendre un grand risque, la crise ukrainienne nous rappelle le bourbier afghan des États-Unis. Une autre manière de percevoir les réalités que vous avez évoquées est la distinction entre, d’une part, du bon sens, d’autre part, du calcul stratégique. Quand je vous parle d’indépendance, de quoi parle-t-on ? Et bien de la conjugaison d’une volonté et d’une capacité, c’est-à-dire une souveraineté.
Premier. Autrement dit, un niveau approprié d’ambition et d’autonomie stratégique dans la réflexion européenne du concept d’une nouvelle architecture de sécurité cher à notre Président.
Deuxième. « Bingo ! », Yoshida s’exclamait. Et, il vous faut aussi envisager l’avenir. La Russie sera toujours votre voisin, quoi qu’il vous en coûte c’est une remarque géographique. Si je rencontrais M. Poutine, je lui conseillerais de créer un continuum géographique et d’utiliser ses gains stratégiques pour aller à la table des négociations !
Premier. Ma réponse tombée comme un couperet : « nous en écartons l’hypothèse, car plus que jamais nous sommes tous unis autour de l’alliance transatlantique ! ».
Deuxième. Vous Européens vous êtes pathétiques ! La compréhension de l’ordre international actuel à ce moment donné est essentielle à la formulation de votre politique étrangère, vous devriez inventer, innover, voilà plein de bonnes raisons de repenser votre échec de la dissuasion, de réfléchir aux raisons stratégiques de la guerre… À qui pensez-vous que profitent votre alliance otanienne et ses illusions ?
Premier. À l’Europe puissance ! Et, puis nous avons toute une panoplie de sanctions, car c’est justement là que tout se joue, nous dominons et nous allons le sanctionner drastiquement et les dégats pour la Russie seront plus importants que cette guerre !
Deuxième. Mon ami, vous manquez vraiment de discernement, vous bricolez à vue, à court terme et la réalité pose plusieurs problèmes par rapport à votre partition diplomatique : géostratégiquement, vous êtes aspirés vers votre raison d’être otanienne qui sert autant les intérêts des États-Unis, car les États-Unis ont des intérêts et il en va de même avec la Russie qui justifie et concentre son organisation du pouvoir sur la menace otanienne qui ronge sa zone d’influence… Mon point de vue est qu’en observant votre camp, arithmétiquement plus puissant, vous êtes incapables de jouer le jeu de la contre-puissance. Votre monde occidental a fait basculer vos sociétés et vos opinions publiques dans une ère de prospérité paisible, où domine les intérêts économiques au premier plan. Vous savez déjà tout ce que vous vouliez savoir ?
Premier. Je veux bien vous croire, mais… Alors, dites-moi au moins que nos sanctions seront efficaces.
Deuxième. La tête me tourne. Vous le savez depuis bien longtemps : Machiavel avait eu une formule célèbre : « on n’évite pas une guerre, on la diffère à l’avantage d’autrui. »
Premier. À l’évoquer maintenant, les sanctions apparaîtraient discutables ? Pour ne pas dire contre-productives pour dicter notre loi ?
Deuxième. Vous allez en arriver à un point où économiquement et moralement, les sanctions que vous appliquez vont se révéler aussi couteuses pour la Russie que pour vous et aussi longtemps que vous ne tiendrez pas compte du fait évocateur de l’interdépendance économique que vous pousser au consensus. Il n’y a plus d’économie nationale, et en matière énergétique et alimentaire vous créez en cascade toute une série de conséquences financière et économique qui affaiblit les économies.. Je m’inquiète beaucoup du prix du bol de nouilles japonaises sous peu à Tokyo…
Premier. Que le temps passe vite, sachant que je devais prendre congé de notre hôte, en prenant cette leçon de grammaire stratégique je comprenais que dans ce jeu international, le levier militaire est davantage un moyen non de victoire mais de perturbation… Comment parvenir à tenir compte des réalités mondiales et surmonter nos illusions de la puissance, et, espérant toucher au fond des choses, comment apprécier le rôle déterminant de la Chine dans le jeu russe « solide comme un roc ».
Deuxième. Vous reviendrez par un beau matin me dit Shigeru Yoshida. Et la prochaine fois, n’oubliez pas d’amener votre traité militaire du chevalier de Folard sur l’Histoire de Polybe.
Subitement sorti de ma torpeur par Naoko, mon assistante, cette dernière me jetait un regard exaspéré et me rappelait que ma présentation allait commencer. D’abord, je saluais l’audience… mardi 8 mars à Tokyo.
La Première personne. Bonjour, Monsieur le Premier Ministre.
La Deuxième personne. Avec calme, « Bonjour, un mètre ! »
Premier. Sur quoi ce chiffre s’appuie murmurais-je.
Deuxième. Des mètres, j’en ai parcouru plusieurs milliers. Et il me faut déterminer ceux d’entre eux qui changèrent mon destin politique ? Est-ce le 22 mai 1946 en devenant le 45e Premier ministre du Japon, pour ma sagesse et ma connaissance intime des sociétés occidentales ou bien mes idéaux probritanniques et proaméricains. Mon pays recru d’épreuves se laissait prendre par les États-Unis qui lui tendaient la main, pour la signature du traité de San Francisco, conclu le 8 septembre 1951 en même temps que le traité de sécurité entre les États-Unis et le Japon : dix articles établissant un rapport de force en faveur de Washington.
Premier. Nous sommes confus avec la position des États-Unis à propos de la Russie, voilà par quoi je commençais pour souligner les variations poutiniennes sur un vieil air de guerre froide du 24 février 2022, jour de l’invasion de l’Ukraine.
Deuxième. N’est-ce pas des guerres révolutionnaires et impériales entre Napoléon et les Russes que date votre décadence en France ?
Premier. Je ne comprends pas là où vous voulez en venir, pour dire les choses très vite je lui ai dit !
Deuxième. Mon ami, votre pays n’est plus en mesure de jouer le rôle qu’il affirme de puissance géopolitique. Plus largement le vrai problème de l’Europe c’est son affaiblissement et sa difficulté de son rapport au monde. Vos gouvernements, vos États ne peuvent pas être séparés de la compréhension de la société. Cette dynamique des sociétés se révèle d’autant plus déterminante que le consumérisme, les « valeurs communes », que vous invoquez, au gré de vos intérêts, vous tétanise et vous rend fragiles dans la compréhension du nouveau jeu international. Depuis l’après-guerre, vos sociétés internationales sont plongées dans le diktat qu’une bonne société est une démocratie, qui atteint des objectifs de croissance économique que quantifie son PNB comme étalon de mesure. De surcroît, cette notion est intégrée dans la charte des Nations unies et dans la convention de l’OCDE.
Premier. Vous avez raison de le souligner, mais qu’entendez-vous exactement par cela ? N’est-ce pas Staline qui a dit qu’entre des pays à systèmes économique et social différents les relations d’affaires restaient possibles !
Deuxième. Ne vous méprenez pas sur le sens du mot « État » dans le contexte de ma « doctrine Yoshida » et de la guerre devant vous. L’État, ce sont deux choses : la reconstruction d’institutions, je viens de l’évoquer et une souveraineté, indépendante. Sans cette seconde, point d’État. Dites-le à vos fins analystes du monde et à votre prochain Président.
Premier. La réalité c’est que l’Ukraine est laissée à elle-même, Joe Biden l’a rappelé à voix haute lors de son discours de l’État de l’Union devant le Congrès américain : « nous n’interviendrons pas militairement en Ukraine », Vladimir Poutine pousse ses pions avec ses colonnes de blindés russes et il maîtrise l’agenda stratégique, nous sommes prisonniers de ce tête-à-tête entre Biden et Poutine.
Deuxième. Shigeru Yoshida me regardait avec ce qui aurait pu être du mépris. Mais rassurez-vous, monsieur Poutine aussi a négligé que s’attaquer à une société c’est prendre un grand risque, la crise ukrainienne nous rappelle le bourbier afghan des États-Unis. Une autre manière de percevoir les réalités que vous avez évoquées est la distinction entre, d’une part, du bon sens, d’autre part, du calcul stratégique. Quand je vous parle d’indépendance, de quoi parle-t-on ? Et bien de la conjugaison d’une volonté et d’une capacité, c’est-à-dire une souveraineté.
Premier. Autrement dit, un niveau approprié d’ambition et d’autonomie stratégique dans la réflexion européenne du concept d’une nouvelle architecture de sécurité cher à notre Président.
Deuxième. « Bingo ! », Yoshida s’exclamait. Et, il vous faut aussi envisager l’avenir. La Russie sera toujours votre voisin, quoi qu’il vous en coûte c’est une remarque géographique. Si je rencontrais M. Poutine, je lui conseillerais de créer un continuum géographique et d’utiliser ses gains stratégiques pour aller à la table des négociations !
Premier. Ma réponse tombée comme un couperet : « nous en écartons l’hypothèse, car plus que jamais nous sommes tous unis autour de l’alliance transatlantique ! ».
Deuxième. Vous Européens vous êtes pathétiques ! La compréhension de l’ordre international actuel à ce moment donné est essentielle à la formulation de votre politique étrangère, vous devriez inventer, innover, voilà plein de bonnes raisons de repenser votre échec de la dissuasion, de réfléchir aux raisons stratégiques de la guerre… À qui pensez-vous que profitent votre alliance otanienne et ses illusions ?
Premier. À l’Europe puissance ! Et, puis nous avons toute une panoplie de sanctions, car c’est justement là que tout se joue, nous dominons et nous allons le sanctionner drastiquement et les dégats pour la Russie seront plus importants que cette guerre !
Deuxième. Mon ami, vous manquez vraiment de discernement, vous bricolez à vue, à court terme et la réalité pose plusieurs problèmes par rapport à votre partition diplomatique : géostratégiquement, vous êtes aspirés vers votre raison d’être otanienne qui sert autant les intérêts des États-Unis, car les États-Unis ont des intérêts et il en va de même avec la Russie qui justifie et concentre son organisation du pouvoir sur la menace otanienne qui ronge sa zone d’influence… Mon point de vue est qu’en observant votre camp, arithmétiquement plus puissant, vous êtes incapables de jouer le jeu de la contre-puissance. Votre monde occidental a fait basculer vos sociétés et vos opinions publiques dans une ère de prospérité paisible, où domine les intérêts économiques au premier plan. Vous savez déjà tout ce que vous vouliez savoir ?
Premier. Je veux bien vous croire, mais… Alors, dites-moi au moins que nos sanctions seront efficaces.
Deuxième. La tête me tourne. Vous le savez depuis bien longtemps : Machiavel avait eu une formule célèbre : « on n’évite pas une guerre, on la diffère à l’avantage d’autrui. »
Premier. À l’évoquer maintenant, les sanctions apparaîtraient discutables ? Pour ne pas dire contre-productives pour dicter notre loi ?
Deuxième. Vous allez en arriver à un point où économiquement et moralement, les sanctions que vous appliquez vont se révéler aussi couteuses pour la Russie que pour vous et aussi longtemps que vous ne tiendrez pas compte du fait évocateur de l’interdépendance économique que vous pousser au consensus. Il n’y a plus d’économie nationale, et en matière énergétique et alimentaire vous créez en cascade toute une série de conséquences financière et économique qui affaiblit les économies.. Je m’inquiète beaucoup du prix du bol de nouilles japonaises sous peu à Tokyo…
Premier. Que le temps passe vite, sachant que je devais prendre congé de notre hôte, en prenant cette leçon de grammaire stratégique je comprenais que dans ce jeu international, le levier militaire est davantage un moyen non de victoire mais de perturbation… Comment parvenir à tenir compte des réalités mondiales et surmonter nos illusions de la puissance, et, espérant toucher au fond des choses, comment apprécier le rôle déterminant de la Chine dans le jeu russe « solide comme un roc ».
Deuxième. Vous reviendrez par un beau matin me dit Shigeru Yoshida. Et la prochaine fois, n’oubliez pas d’amener votre traité militaire du chevalier de Folard sur l’Histoire de Polybe.
Subitement sorti de ma torpeur par Naoko, mon assistante, cette dernière me jetait un regard exaspéré et me rappelait que ma présentation allait commencer. D’abord, je saluais l’audience… mardi 8 mars à Tokyo.
Mars 2022
Hervé Couraye est l'auteur de "Rivalité sino-américaine en indo-pacifique" publié chez VA Éditions.