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Quelles conditions pour une coopération transatlantique rénovée et fructueuse ?




Publié par GBR(2S) Éric Dell’Aria le 20 Avril 2021

En ce premier quadrimestre 2021, il est bien des raisons d’être désenchanté, considérant la dégradation de la sécurité internationale ; contrairement à ce que martelait à mi-mandat l’avant-dernier président américain, ce monde n’est pas devenu plus sûr, loin de là. De fait les démocraties occidentales souvent paralysées par la lenteur inhérente à leurs règles, procédures et parfois trop nombreuses préventions, font face à des « autocratures » qui s’exemptent de ces contraintes. Mais c’est le prix à payer ; Winston Churchill le disait déjà : « la démocratie est le pire des régimes, à l’exception de tous les autres ».



Image Pixavaby
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Les dernières élections américaines ont certes produit un résultat conforme aux attentes d’une majorité d’Européens, mais les semaines se succédant, n’aurait-on pas trop attendu de l’alternance, alors que si sur la forme, les rapports s’avèrent clairement plus policés, certaines tendances lourdes amorcées sous la présidence Obama s’annoncent pérennes ? La relation transatlantique s’exerçant en matière de défense collective principalement à travers l’OTAN, il est donc vital que l’Alliance et l’UE coopèrent mieux et davantage ; mais c’est une antienne entendue depuis des années, sans que l’on puisse noter de résultat vraiment tangible et autre que déclaratoire. Tant la règle du consensus à l’OTAN que celle de l’unanimité à l’UE pour les questions vraiment capitales comme la PESC/PSDC, reposent théoriquement sur les décisions d’États libres d’influences extérieures ; mais on sait qu’à l’OTAN, elles peuvent être impactées par l’amicale pression du Grand Allié sur de plus modeste pour constituer des coalitions d’intérêts propres à garantir la vision de Washington. En témoigne l’année 2003 durant laquelle les États-Unis cherchèrent – et y réussirent – à faire basculer dans leur camp les Alliés de « la nouvelle Europe » ; la relation OTAN/UE porta longtemps les stigmates de cette crise irakienne.    

Dans le cadre de la rénovation du lien transatlantique que suggère l’administration Biden, la résilience, l’unité et l’autonomie apparaissent comme les principaux axes de travail proposés ; on pourrait y souscrire, mais à condition de parler de la même chose et de placer les mêmes réalités sous les mêmes vocables.
  1. La définition de la résilience, devenue une thématique « trendy » et objet de débats sans fin sur ce qu’elle est ou n’est pas, est d’une simplicité biblique si l’on s’en tient à quelques idées simples : la capacité, après un choc, à se relever et à se remettre en selle. Il faut ensuite la décliner sous ses divers aspects, mais après avoir vécu les traumatismes dus aux attentats depuis 2015, puis aux conséquences pratiques sur notre quotidien d’une pandémie qui n’en finit pas, la dimension psychologique et la force morale s’en révèlent des composantes prépondérantes, sinon fondamentales.
     
  2. L’unité - en l’occurrence économique - préconisée par Washington est un dossier très sensible, ces toutes dernières années ayant mis en évidence, si on l’avait oublié, que les intérêts des uns contrevenaient souvent aux intérêts des autres (taxes sur l’acier ou sur les produits manufacturés, fiscalité des GAFA, retrait contraint des investisseurs européens d’Iran sous pression américaine, etc.). Dans ces conditions, une économie transatlantique intégrée est-elle possible, lorsque toute décision politique revêt une signification économique forte pour l’emploi et la stabilité sociale chez chacun des acteurs ?
     
  3. L’autonomie telle que conçue par Washington dans le cadre d’une économie transatlantique unifiée ne paraît pas plus possible en raison d’histoires, de structures et de philosophies très différentes des deux côtés de l’Atlantique. Certains États européens ont eu des colonies et se sont efforcés de conserver une influence dans ces pays devenus indépendants ; ceci les a logiquement conduits à y porter une attention particulière. Certes les intérêts euro-américains peuvent converger sur certains théâtres, comme au Sahel où la coopération opérationnelle entre Américains et Européens, à la vérité majoritairement Français, s’avère très fructueuse ; sans le renfort d’enablers en matière de RENS ou de LOG mis à disposition par les États-Unis, il serait impossible de s’y maintenir longtemps. Relevons au passage que, comme Français, nous avons à la vérité parfois beaucoup de peine à convaincre certains de nos partenaires UE de venir combattre à nos côtés - et pas seulement pour monter un hôpital de campagne - .
 
Qualifiée de stratégique, l’autonomie est désormais prônée par chacun, mais personne n’y met le même contenu, y compris au sein de l’Union. À Washington, est-on prêt à jouer honnêtement le jeu ? On a souvent eu le sentiment, par le passé, que lorsqu’un projet européen significatif pouvait aboutir, certains s’ingéniaient à le ralentir sinon à le faire échouer. Nos amis britanniques, pour lesquels on ne peut qu’avoir une profonde estime en opération, se sont ainsi toujours ingéniés à bloquer la création d’un état-major européen permanent de conduite des opérations, au prétexte qu’il concurrencerait SHAPE ; l’argument était parfaitement spécieux si l’on considère l’effectif alors envisagé et le nombre/types d’opérations qu’il aurait soutenues. Et pourtant sans cette structure d’état-major, l’UE ne pourra jamais tenir la place que souhaiteraient les États-Unis, qui seront un jour occupés ailleurs… Paradoxe toujours…

Il faut donc certes que l’Union prouve sa volonté, mais aussi qu’on ne l’empêche pas d’aboutir. Elbridge Colby qui dans la précédente administration américaine fut secrétaire d’État adjoint à la défense pour la stratégie et le développement des forces, et qui travaille aujourd’hui pour le cabinet de conseil aux entreprises WestExec Advisors, co-fondé par… Antony Blinken, déclarait récemment :
« Nous devons réduire notre présence en Europe et miser sur les Européens pour assumer le fardeau de leur défense. Notre intérêt n’est pas d’avoir un partenaire junior sous tutelle, mais une Europe jouant un rôle beaucoup plus large. Mais cela ne pourra marcher que si l’UE et les USA sont alignés sur la question chinoise. Si l’Europe tentait de devenir un 3e pôle, l’intérêt des USA changerait ; pourquoi soutenir une Europe qui œuvrerait contre nos intérêts ? Une telle évolution transformerait le continent européen en champ de bataille d’influence entre super-grands ».
Si ses deux premières phrases incitent les Européens à répondre « chiche ! », les suivantes sont en revanche une menace à peine voilée qui requiert l’alignement, interdit de facto aux Européens toute position propre et gomme toute différence entre allié et client.   
 
Pour engager une épreuve de force avec les « Grands », l’Europe (ou l’UE selon ce dont on veut parler) ne possède pas encore la force économique suffisante, ni la puissance militaire requise, pas plus qu’elle ne fait montre de la cohérence politique voulue. Sur ce dernier point, l’objectif semble même parfois - et en tous les cas pour l’heure – inatteignable ; un certain nombre parmi les 27, qui se verraient volontiers pour certains près de 40 en accueillant les Balkans occidentaux, la Géorgie, l’Ukraine, voire la Biélorussie, ont des intérêts géostratégiques souvent divergents en raison d’histoires et de géographies elles-mêmes très différentes. Une Union limitée à ses douze voire quinze premiers membres aurait sans doute représenté la masse critique ; à cet égard l’ancien président Giscard d’Estaing avait certainement raison de vouloir approfondir avant que d’élargir. Ce sage conseil n’ayant pas été suivi, le plus petit dénominateur commun étant ces dernières années devenu la règle, au prix d’un affaiblissement de la posture générale. Mais peut-être est-ce finalement ce que certains - y compris parmi les membres de l’UE recherchaient.
 
S’agissant de la Chine, nous sommes tous coupables de l’avoir transformée depuis des années en atelier du monde pour des considérations à courte vue de prix de revient toujours plus bas, avec pour résultat la désindustrialisation catastrophique de nos pays qui, COVID aidant, a mis en évidence notre perte d’autonomie dans plusieurs secteurs stratégiques. Pékin a parfaitement intégré le multilatéralisme comme un argument de vente commode… et honorable, mais n’a en réalité de véritable considération que pour les relations d’État à État. D’une certaine manière, Monsieur Xi dont le pouvoir est insensiblement devenu égal sinon supérieur à celui de Mao fait en quelque sorte payer très cher aux Occidentaux à quelque cent cinquante ans d’intervalle l’humiliation des « Traités inégaux » et du sac du palais d’été. Une nouvelle fois, l’Histoire revient au galop tandis que la Chine pousse sans faiblesse ses pions dans le cadre de la Belt and Road Initiative (BRI), se lançant parallèlement dans une série d’offensives cybernétiques.
 
Vladimir Poutine confère pour sa part à la Russie un pouvoir de nuisance grandissant, s’appuyant comme la Chine sur l’hybridité et une palette d’outils de haute technologie dans un climat d’hostilité grandissante avec l’Occident et particulièrement les États-Unis. La politique de sanctions adoptée par l’UE semble quant à elle ne pas avoir eu pour l’heure les effets escomptés, privant de leurs débouchés d’avant 2014 les secteurs agricoles ou industriels européens ; elle paraît par contre avoir contribué à développer l’autonomie de la Russie dans un certain nombre de domaines stratégiques. On avait déjà relevé ce phénomène avec l’adoption, dans les années 80, d’une politique de sanctions anti-apartheid contre l’Afrique du Sud, qui développa par la suite notamment une industrie d’armement très concurrentielle. Nolens volens, ce pays détient une clé importante pour la sortie de crise en Syrie et plus largement au Proche/Moyen-Orient ; il sera sans doute plus facile de se comprendre avec les successeurs de Pierre le Grand qu’avec les héritiers de la Révolution culturelle, même s’il faut bien trouver un modus vivendi avec la puissance chinoise qui n’en reste pas moins une réalité.     

Pour le reste, le regard de Téhéran, mais aussi d’Ankara vers Moscou tout comme celui de Moscou vers Pékin ne sont pas de bonnes nouvelles ; Poutine s’y est pour sa part sans doute résigné en dépit de son peu d’appétence personnelle pour le modèle chinois. Il serait quoiqu’il en soit illusoire d’imaginer, comme certains le pensent en Europe, que la Russie tomberait dans les bras des démocraties occidentales parce qu’un jour, Alexeï Navalny ou l’un de ses partisans arriverait aux affaires. La Russie est « duale », à l’image de l’aigle bicéphale de ses armoiries, et reste, ne serait-ce que par sa géographie, un acteur à part ; André Malraux, interviewé dans les années soixante sur le caractère asiatique ou plutôt occidental de la puissance russe, répondit après un court instant d'hésitation : « la Russie… est en Russie »…

Il serait logique que les Européens restent pour leur part prioritairement vigilants à leur Sud, notamment les États membres en première ligne vis-à-vis du Maghreb, qu’il s’agisse de la Libye où l’on mesure aujourd’hui l’immense erreur que fut le renversement de Khadafi sans avoir envisagé précisément une succession pertinente, ou de l’Algérie dont l’avenir est potentiellement explosif pour la France qui accueille près d’un million de ses ressortissants. Mais leur regard est aujourd’hui aussi tourné vers le Sahel, où certains États membres sont engagés et où rien n’avancera sans un réel dialogue politique entre les pouvoirs centraux et certaines communautés excentrées et oubliées, et plus généralement vers toute l’Afrique où le terrorisme frappant l’Europe depuis les années quatre-vingt-dix est désormais bien implanté. Il faut en outre compter avec une présence russe durable, par exemple en Centrafrique ou en mer Rouge à Port-Soudan. Enfin, ces mêmes Européens devraient analyser sérieusement les raisons de la détérioration du climat social au Sénégal, pourtant peu coutumier des violences, mais où les récentes émeutes témoignent de la lassitude de la population, spécifiquement d’une jeunesse désabusée pour laquelle l’Europe est un pays de Cocagne. Chacun sait que la solution aux problèmes africains n’est pas militaire - quoiqu’il faille pour l’heure agir parfois dans l’urgence sur ce terrain-là -, mais passe par la mise en place de politiques de coopération/développement rénovées à impact immédiat pour les autochtones, leur donnant des raisons objectives de demeurer chez eux.  

Parler du Proche et le Moyen-Orient nécessiterait de longs développements, mais à cet égard, la reconnaissance de Jérusalem comme capitale de l’État d’Israël fut pour le moins maladroite, précipitée et inappropriée, ne contribuant en rien à régler le différend israélo-palestinien. Quant à la Syrie, on se demandera toujours comment on a pu passer d’un contexte ayant vu Bachar el Assad le 14 juillet 2007 sur les Champs-Élysées aux côtés du Président de la République française, à la situation que l’on sait depuis 2011.    

Quant à l’OTAN, qui s’efforce de remplir au mieux les missions militaires imparties par sa charte, la plupart de ses membres n’acquittant pas les 2 % de leur PIB, il paraît illusoire de lui en confier de nouvelles avec le prochain concept stratégique, a fortiori de nature civile et à vocation économique ou climatique. Enfin la relation OTAN/UE que chacune des deux organisations se plait à régulièrement rappeler ne peut occulter une réalité toute simple : les adhérents aux deux organisations ne sont pas exactement les mêmes, ceux de l’OTAN n’appartenant pas à l’UE n’étant pas précisément anodins… Il est par exemple devenu évident que misant sur sa situation stratégique, la Turquie joue avec les deux structures sa propre partition en n’y mettant guère du sien pour une relation apaisée. À l’OTAN, il a décidément fallu beaucoup de temps au Secrétaire général pour reconnaître que cet allié posait un problème ; à l’UE, après plusieurs incidents récents survenus depuis six mois en MEDOR et ailleurs, on ne sait trop que penser de la suite… Comme à Pékin ou Moscou et dans une certaine mesure à Téhéran, il existe à Ankara une sorte de syndrome post-impérial et une volonté de revanche sur l’Histoire. Mais l’UE ne connaît-elle pas un problème similaire avec certains de ses États membres en Europe centrale, empêtrés dans une relation ambiguë à 17 + 1 avec la Chine et donnant le sentiment de vouloir gagner sur tous les tableaux, en récupérant financements chinois et européens, mais aussi la garantie de sécurité de l’OTAN ? Combien de temps ces contradictions seront-elles tenables ?

Le Président français avait tenu voici dix-huit mois des mots très durs pour l’Organisation, selon lui « en état de mort cérébrale » ; propos évidemment mal reçus par les Européens traditionnellement otaniens, autrement dit par la majorité d’entre eux dont notre partenaire allemand. Si l’on a pu à l’époque s’interroger sur leur pertinence et leur opportunité, ils ont eu le mérite de provoquer un nouvel électrochoc, un peu en miroir des propos du Président Trump en janvier 2017 évoquant alors une OTAN « obsolète ».

Aussi, les travaux concomitants sur le Strategic Compass de l’UE et sur le rapport NATO 2030 pourraient bien ne pas livrer des conclusions identiques. Si une majorité d’intérêts et de valeurs sont clairement partagés des deux côtés de l’Atlantique, d’autres divergent comme vu plus haut, tant pour des raisons historiques que géographiques. Dans ces conditions, on mesure tout l’inconfort de la position des Européens, si les États-Unis décidaient de conditionner leur soutien à l’adhésion obligée de Bruxelles à cette « alliance des démocraties » promue outre-Atlantique, avec comme potentielle issue un affrontement armé avec la Chine, la Russie, la Corée du Nord ou l’Iran, tout cela sous menace permanente du terrorisme islamiste ? Clairement, il devient donc impératif de prioriser les vraies menaces/risques/défis dans les discussions à venir. Souhaitons que les travaux du Strategic Compass et de NATO 2030 y pourvoient.

N’est pas traitée ici l’inconnue majeure que représente la sortie de pandémie des deux côtés de l’Atlantique, ce qui mériterait un autre développement. Mais il est évident que la machine ne pourra être remise en route sur un simple « reset », beaucoup d’acteurs constituant l’essentiel du tissu économique européen - artisans petites et moyennes entreprises - n’ayant tout simplement plus les moyens de repartir sur les bases antérieures. L’annulation d’une partie des dettes s’avérant, nous dit-on, impossible pour une question de confiance des prêteurs, il faudra sur ce point se montrer particulièrement créatifs.

En conclusion, la période offre l’occasion d’une remise à plat de l’ensemble des paradigmes au plan stratégique, au-delà des rodomontades et invectives qui ont constitué l’arsenal préférentiel de certains responsables politiques depuis quatre ans.
Il conviendra tout d’abord de s’entendre, entre Européens, sur les limites d’un projet politique qui n’est, on le mesure tous les jours, pas extensible à l’extrême.
Au niveau transatlantique comme en Eurasie, il s’agira ensuite, en tenant pleinement compte de l’histoire et de la culture des acteurs, d’ouvrir ou de rouvrir sans naïveté les portes menant à de nouvelles approches coopératives, en sachant être des alliés fiables, mais non alignés.

Enfin, il faut enfin réinventer très vite des politiques de développement vraiment efficaces et contrôlables pour les pays les plus défavorisés et notamment l’Afrique, susceptible de donner aux innombrables candidats au départ des raisons de rester dans leur environnement naturel pour y mener une vie digne.
Au regard des défis qui nous attendent en sortie de crise, cette « triade » n’est plus une simple option, mais une impérieuse nécessité ; et sur ces bases, il serait alors possible de relancer une coopération transatlantique profitable pour chacune des parties.    

GBR(2S) Éric Dell’Aria
Officiers Français de Belgique
 



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