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Somalie : la (re)découverte d'un conflit




Publié par Pierre-Marie Meunier le 15 Février 2016

L’opération terroriste contre un avion de ligne de la compagnie Daallo Airlines, revendiquée par les islamistes shebabs, le 02 février 2016 aura au moins été l’occasion de s’intéresser à nouveau au pays probablement le plus emblématique du concept de "failed states" : la Somalie.



D’un point de vue strictement opérationnel, l’attentat contre l'avions de Daallo Airlines peut être considéré comme raté, puisqu’il n’a a priori tué que le porteur de la bombe. Déclenchée quelques minutes plus tard, à haute altitude, la bombe aurait pu disloquer l’appareil en vol. Ce semi-échec n’est que le dernier avatar en date d’une situation qui s’est lentement mais sûrement dégradée depuis 25 ans. Si la situation actuelle de la Somalie peut être jugée meilleure qu’il y a dix ans, le chemin vers la stabilisation et la pacification est encore long. Retour en arrière.

La descente aux enfers ou l’abandon du reste du monde

En 1991, le régime dictatorial de Siad Barré s’effondre, transformant la Somalie en entrelacs ingouvernables de fiefs de chefs de guerre rivaux. Le Conseil de sécurité de l’ONU adopte le 24 avril 1992 la résolution 751, instituant la première mission onusienne sur place : ONUSOM 1, dont la mission est principalement la protection des convois humanitaires. La résolution 794 du 3 décembre 1992 autorise la création de l’UNITAF (Forces d’Intervention Unifiées) par les états membres. Elle comptera jusqu’à 40 000 personnels (dont 30 000 américains de l’opération Restore Hope) sous égide de l’ONU, mais sous commandement des Etats participants. La résolution 814 du 26 mars 1993 décide de la création de la mission ONUSOM 2 qui reprend les activités de l’UNITAF mais sous commandement ONU. Fidèles à leurs habitudes, les Etats-Unis poursuivent de leur côté, sous commandement US, avec l’opération Gothic Serpent, dont le point culminant est la bataille de Mogadiscio du 3 et 4 octobre 1993. En pleine apogée du concept de "guerre zéro mort", l'échec de cette opération et la médiatisation des résultats représentent un tel traumatisme (sans commune mesure pourtant avec la réalité militaire) que les Etats-Unis retirent leurs troupes peu après, et le mandat de l’ONUSOM 2 prend fin en mars 1995, laissant la Somalie sombrer dans l’anarchie pendant 5 ans.

Durant cette période, la Somalie peut être considérée comme la seule véritable « Terra Incognita » de la fin du 20ème siècle : sans aucune présence occidentale sur place (dans un pays sans ressource à convoiter et sans intérêt géostratégique, pense-t-on alors), les luttes locales entre petits chefs de guerres n’intéressent personne.

Le retour en scène de la Somalie : piraterie et islamisme

A la fin des années 1990, la Somalie recommence à faire parler d’elle, notamment parce que le chaos local a fini par accoucher d’un peu d’ordre, mais un ordre à forte connotation islamiste, qui se finance en partie grâce à la piraterie. Or, ce type d’ordre n’est pas du goût des voisins de la Somalie, ni de la Communauté Internationale, qui voit passer au large de la Somalie une bonne partie du fret maritime à destination de l’Europe ou des Etats-Unis.

Préoccupés par la situation de la Somalie, les pays voisins, sous supervision de l’Union Africaine, organisent à Djibouti en mai 2000 la Conférence nationale de réconciliation somalienne, avec pour résultat la création du Gouvernement fédéral de transition ou GFT. Mais ce n’est qu’à partir de 2006 que ce gouvernement réussira à siéger en Somalie, à Baïdoa. Au même moment commencent les affrontements entre les milices pro-gouvernementales et l’Union des Tribunaux Islamiques (UTI), milice islamiste qui devient le principal opposant au GFT. Durant la même période, l’Ethiopie se décide à intervenir de plus en plus ouvertement en territoire somalien, à la fois par crainte d’une extension des combats sur son sol, mais aussi par volonté d’étendre son influence sur un Etat somalien encore bien trop faible pour s’opposer à son puissant voisin. Face aux demandes de l’Ethiopie, l’Union Africaine accepte en janvier 2007 le déploiement d’une force de paix de l’UA avant que l’ONU ne prenne (en théorie) le relais : l’African Mission in Somalia (AMISOM). Cette décision est entérinée par le Conseil de sécurité via la résolution 1744 du 20 février 2007.

Cette mission qui n’atteindra jamais les effectifs prévus, est un demi-succès qui assure surtout le maintien d’un statu quo fragile. Le 21 aout 2007, L’ONU décide du premier prolongement de l’AMISOM, compte tenu de l’absence d’évolution du contexte sécuritaire. En septembre 2007, l’UTI se scinde en plusieurs mouvements dont certains négocient des cessez-le-feu avec le GFT. Le groupe armé Al-Shabab, issu de l’aile jeunesse radicale de l’UTI, décide lui de poursuivre la lutte contre le GFT. Le 15 janvier 2010, les forces armées éthiopiennes achèvent leur retrait de Somalie, où le rapport de force reste globalement inchangé entre GFT et le groupe Al-Shabab (1).
 

Internationalisation et intervention de l'UA en Somalie : vers la normalisation ? 

Suite à des actions des milices islamistes sur le territoire kenyan, ce dernier décide d’une intervention militaire majeure à la mi-octobre 2011, avec des opérations ambitieuses mais rapidement stoppées dans le sud de la Somalie. L’Ethiopie profite de la diversion kenyane pour relancer le 25 novembre 2011 l’offensive dans le centre de la Somalie (2), après quelques atermoiements dus à sa première expérience mitigée en territoire somalien. Son implication dans le conflit est autant souhaitée que redoutée par les autres pays : son potentiel militaire en fait la première puissance militaire régionale. Des deux côtés, le but est de s’emparer de villes-clés, pour couper la milice islamiste de ses sources de financement et de sa base sociale. Les deux offensives ont des résultats mitigés, mais affaiblissent considérablement le groupe Al-Shabab en l’obligeant à se battre sur plusieurs fronts. Le fait que cette milice se revendique d’Al-Qaïda depuis début février 2012 est probablement le signe d’une perte de soutien populaire et d'un besoin urgent de renforts internationaux de la part de la « communauté terroriste ». La conférence internationale de Londres du 23 février 2012 est le premier signe d’un engagement international plus soutenu en faveur de la Somalie.

En parallèle, les forces éthiopiennes, en coordination cette fois avec l’AMISOM, mènent des offensives au centre du pays et capturent Baïdoa le 22 février 2012 (3). Les forces armées du Burundi, avec l’aide des forces ougandaises, reprennent la ville d’Afgoye le 24 mai 2012. Les forces kenyanes mènent de leur côté de manière autonome des offensives dans le Sud de la Somalie. Elles annoncent avoir capturé la ville d’Afmadow le 30 mai 2012 (4). La vie politique somalienne poursuit, elle, son retour à une certaine normalité avec, le 10 septembre 2012, une nouvelle élection présidentielle, qui a depuis porté à la Présidence du pays Hassan Sheikh Mohamoud, toujours en poste.

Bien que des structures quasi-étatiques viables se soient développées dans la corne de l’Afrique, notamment dans les provinces du Puntland et du Somaliland, la Somalie est encore loin de ses objectifs de stabilité. Mais ce pays a donné l’occasion à l’Union Africaine de prouver quelques-unes de ses capacités, lorsque les impératifs de sécurité sont en jeu. Il aura certes fallu attendre que le conflit déborde sur une partie des Etats voisins pour les voir s’impliquer sérieusement. Quelques pays africains ont tout de même réussi, certes grâce aux financements de l’ONU et de l’UE, à réunir un contingent grossièrement équivalent à celui déployé par les Britanniques, les Allemands et les Français réunis en Afghanistan. Ce n’est pas rien, même si l’efficacité de cette force sur le terrain est plus que discutable : pas de coordination, pas de commandement centralisé, pas d’objectifs clairs, et peu de résultats en contrôle de zone, alors que ses moyens sont très supérieurs à ceux des milices islamistes. De plus, personne n'est réellement au fait des agendas politiques des uns et des autres. Mais malgré ses défauts, l’AMISOM pourrait être vue comme un exemple des opérations que peut mener l’UA en Afrique. Passées au crible des critères militaires occidentaux, les opérations de l’AMISOM seraient loin d’être considérées comme des succès pleins et entiers, mais ce n’est pas forcément la priorité pour l’instant.

Notes :
Les principales forces en présence en Somalie à l’heure actuelle sont :
• Les forces gouvernementales et de sécurité locales, aidées et protégées par la mission de l’UA AMISOM. Le gouvernement peut compter en propre sur une force d’environ 10 000 hommes (5). Mais sous-équipées et sous-entraînées, ces forces se cantonnent à des rôles de police dans les villes sous leur contrôle, même s’elles comportent des unités de forces spéciales, destinées aux opérations de contre-insurrection.
• La milice islamiste Al-Shabab, dont l’effectif n’est pas connu (estimé à environ 5 000 hommes et des milliers de « sympathisants »), mais dont le territoire se réduit à quelques villes dans le Sud-est de la Somalie. Bien qu’elle soit défaite lors des rares combats conventionnels, ces forces risquent de rester une menace latente, en recourant de plus en plus à des méthodes terroristes, comme lors des multiples attaques au Kenya. Elle est par exemple parvenue à monter une embuscade le 29 mai 2012 contre le convoi présidentiel se rendant de Mogadiscio à Afgoye (6). Elle est également à l’origine du triple attentat suicide à Mogadiscio le 12 septembre 2012. Les Shebab auraient par ailleurs repris en février 2016 le port de Merka (7) dans le Sud de la Somalie, retrouvant ainsi un accès à la mer perdu depuis 2012.
• L’AMISOM, qui au début de 2016, comptait 22 000 hommes, dont 6 000 d'Ouganda, 5 400 du Burundi, 4 400 d'Éthiopie et 3 600 du Kenya (7). L’AMISOM comptait à ses débuts environ 12000 hommes sur un total théorique de 17731 hommes, suite à l’approbation du Conseil de paix et de sécurité de l’UA le 5 janvier 2012 (décision confirmée par le Conseil de Sécurité de l’ONU le 22 février 2012). Elle se rapproche désormais de son maximum. Les forces ougandaises, fortes d’environ 6300 hommes, ont déployé en août 2012 des hélicoptères de combat MI-171 et MI-24 (8) (dont 3 se seraient crashés depuis). Les forces kenyanes comptent environ 4700 hommes (9). L’objectif affiché de l’AMISOM était la reprise de la ville de Kismayo, fief et principale source de revenus des milices islamistes. Ce fut chose faite entre septembre et début octobre 2012 (10).
• Et accessoirement les forces occidentales, principalement américaines (Combined Joint Task Force - Horn Of Africa basée au camp Lemmonier de Djibouti (11)) et françaises (5ème RIAOM de Djibouti) en plus des opérations de lutte contre la piraterie maritime (Opération UE NAVFOR Atalante).
 
1- Historique de l’opération AMISOM en date du 15 juillet 2010
2- “Kenyan army hit by new IED as Ethiopia moves into Somalia”, Jane’s Defense Weekly, 25 novembre 2011
3- “KDF emphasise long game in Somalia”, Jane’s Defense Weekly, 27 février 2012
4- “AMISOM advances on two fronts in Somalia”, Jane’s Defense Weekly, 1er juin 2012
5- “Somalia”, Jane’s World Armies, dernière mise à jour le 19 novembre 2012
6- “AMISOM advances on two fronts in Somalia”, Jane’s Defense Weekly, 1er juin 2012
7- http://maliactu.net/somalie-les-shebab-reprennent-le-controle-du-port-strategique-de-merka-sans-combattre/, 5 février 2016
8- “Uganda deploys helicopters to Somalia”, Jane’s Defense Weekly, 9 août 2012
9- « The Kenyan military intervention in Somalia », International Crisis Group, Africa Report n°184, 15/02/2012
10- « Kenyan forces take Kismaayo », Jane’s Defense Weekly, 5 octobre 2012
11- Rapport du Général William E. Ward, Commandement militaire des Etats-Unis d'Amérique pour l'Afrique, devant le comité des forces armées du Sénat, 9 mars 2010, pp. 39-40
 



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