Sécurité européenne : la Russie face au pari risqué de l’endoctrinement de masse



Publié par Paul-Gabriel LANTZ le 16 Décembre 2025

Le dernier rapport du service de renseignement militaire danois Forsvarets Efterretningstjeneste (FE), publié à Copenhague début décembre 2025, dresse un tableau particulièrement sombre de l’environnement sécuritaire européen. Pour la première fois, il place simultanément la Russie, la Chine, l’islamisme radical et les États-Unis dans le spectre des menaces pesant sur le continent. Au cœur du document, Moscou apparaît comme l’acteur le plus structurant, engagé dans une confrontation de long terme avec l’OTAN et dans une militarisation profonde de sa société, présentée par les services danois comme un facteur clé de résilience stratégique.



Une militarisation structurée de la société russe

Selon le FE, la Russie ne se contente plus d’un effort militaire conjoncturel lié à la guerre en Ukraine. Elle a engagé une militarisation systémique, intégrée aux institutions civiles. Depuis le 1er septembre 2024, l’enseignement russe a été profondément remanié : la matière de « sécurité de la vie quotidienne » a été remplacée par un enseignement centré sur la défense de la patrie, incluant initiation militaire, préparation à la mobilisation et culture stratégique. La guerre n’est plus un événement exceptionnel, elle devient un horizon normalisé, intégré dès l’enfance.
Cette dynamique se prolonge dans les dispositifs d’encadrement de la jeunesse. Le mouvement Yunarmiya, placé sous tutelle du ministère russe de la Défense, structure des centaines de milliers de jeunes autour d’activités paramilitaires, de rituels patriotiques et d’une mise en scène permanente de l’armée. L’objectif n’est pas uniquement le recrutement, mais l’installation de réflexes de conformité, de hiérarchie et d’acceptation de la violence d’État, dans une logique de conflit durable avec l’Occident.

Contrôle, information et porosité assumée

La militarisation décrite par le renseignement danois ne se limite pas au champ symbolique. Elle s’exerce aussi par le contrôle administratif. Depuis 2023, les restrictions de déplacements à l’étranger se sont multipliées pour les fonctionnaires, les ingénieurs et les salariés des secteurs stratégiques, au nom de la lutte contre l’espionnage et la compromission. Cette logique s’étend à l’espace informationnel, progressivement verrouillé par les autorités.
Le blocage de WhatsApp, officiellement justifié par des impératifs de souveraineté numérique, s’inscrit dans cette stratégie. Mais il révèle aussi ses limites. Selon plusieurs estimations concordantes, près de 90 % des utilisateurs russes continueraient d’accéder aux plateformes bloquées via des VPN. Ce contournement massif illustre une réalité centrale : l’État russe renforce le contrôle sans chercher l’étanchéité totale. L’objectif n’est pas l’isolement absolu, mais la réduction des capacités de mobilisation politique et de contestation structurée.

Une docilité sous tension dans un monde ouvert

C’est là que se situe la question centrale soulevée implicitement par le rapport danois : ce modèle est-il soutenable dans la durée ? Le FE souligne que l’industrie militaire russe produit désormais plus d’armements qu’elle n’en consomme en Ukraine, et que cette capacité sera maintenue même en cas de cessez-le-feu. Mais cette économie de guerre s’accompagne d’une pénurie croissante de main-d’œuvre, partiellement compensée par l’arrivée de travailleurs immigrés, dans un contexte de pertes humaines élevées.
L’endoctrinement russe ne repose pas sur une adhésion totale, mais sur une majorité silencieuse, adaptable, capable de contourner les règles sans les remettre frontalement en cause. La docilité décrite par les services danois n’est pas une croyance, mais une acceptation passive, tant que les coûts sociaux et économiques restent supportables. Dans un monde sans mur, où l’information circule malgré les filtres et où les tensions internes s’accumulent, la militarisation de la société apparaît comme une force… mais aussi comme une fragilité stratégique potentielle.
En décrivant une Russie engagée dans un endoctrinement de long terme, le renseignement danois met en lumière une stratégie cohérente, mais risquée. Militariser sans isoler totalement, contrôler sans fermer complètement, parier sur la résilience et la docilité plus que sur l’adhésion. Reste à savoir si ce modèle peut résister à l’épreuve du temps, de l’usure sociale et des contradictions économiques, dans une confrontation avec l’Occident qui, selon Copenhague, ne fait que commencer.

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