Renseignement : la fin du complexe français



Publié par La Rédaction le 5 Novembre 2025

Longtemps prisonnière d'une méfiance culturelle envers le secret, la France redécouvre la valeur stratégique du renseignement. Dans un monde redevenu brutal, où les rapports de force se déclinent sur tous les fronts – militaire, économique, technologique et informationnel – ce réveil était devenu une question de survie.



I. Le retour des rapports de force
 

Le monde a changé de nature. Après trois décennies d'illusions pacifistes, le XXIᵉ siècle s'affirme comme celui du retour de la guerre – chaude, froide, hybride. D'un côté, les conflits armés sont redevenus une réalité tangible, de l'Ukraine au Proche-Orient. De l'autre, la guerre froide s'est réinventée sous des formes plus insidieuses : affrontements d'influence, opérations d'ingérence, manipulations cognitives, cyberattaques, espionnage industriel, déstabilisation économique.
 

Nous vivons désormais dans un univers d'hypercompétition  où chaque État, chaque entreprise, chaque acteur cherche à dominer les autres. Dans cette économie mondialisée où « tous les coups sont permis », la frontière entre guerre et marché s'efface. Les États-Unis, la Chine et, dans une moindre mesure, l'Europe, s'y affrontent sans retenue.
 

Dans ce nouvel environnement, le renseignement redevient central. Il n'est plus seulement un instrument de défense, mais un outil global de puissance : acquisition du renseignement, analyse et diffusion de l'information pour éclairer la décision, et surtout, capacité d'influence. Car à côté du renseignement, il y a la guerre des récits, la maîtrise de la perception, la conquête des esprits. Celui qui comprend plus vite et agit plus tôt prend désormais l'avantage décisif.


 


II. Les causes d'un retard culturel
 

Comme le rappelle Nicolas Moinet, spécialiste du renseignement et professeur à l'Université de Poitiers, la France a longtemps souffert d'un retard culturel en la matière. Pendant des décennies, le mot même de « renseignement » traînait une réputation sulfureuse : celle des coups tordus, des officines obscures, des intrigues d'État.
 

Cette méfiance remonte loin : l'affaire Dreyfus, symbole du mensonge d'État ; l'affaire Ben Barka, révélant l'ombre des barbouzes ; l'affaire du Rainbow Warrior, où raison d'État et illégalité se sont mêlées ; ou encore l'affaire Markovic, qui éclaboussa Pompidou et nourrit la légende des polices parallèles. Dans l'imaginaire collectif, le renseignement relevait du monde interlope, des « services » et de leurs coups bas.

Pourtant, comme le souligne Moinet, le renseignement n'est pas l'espionnage  : c'est d'abord la capacité à recueillir, traiter et analyser l'information, qu'elle soit ouverte (open source intelligence), confidentielle ou stratégique. C'est l'art de transformer la donnée en connaissance, et la connaissance en décision.
 

Un tournant majeur s'est opéré en 1994, avec le rapport Martre, rédigé sous la direction d'Henri Martre, auquel Christian Harbulot  contribua activement. Ce texte fondateur fit entrer la notion d'intelligence économique dans le vocabulaire des entreprises françaises. Pour la première fois, le renseignement sortait du champ strictement étatique : il devenait un outil de compétitivité, un instrument quotidien de veille, d'anticipation et de stratégie.
 

Dès lors, la frontière entre renseignement public et privé s'estompe. La connaissance devient une arme économique ; la maîtrise de l'information, un facteur de survie pour les nations comme pour les firmes.


 


Revue de recherche sur le renseignement N°3

III. La renaissance intellectuelle du renseignement
 

Ce réveil ne s'est pas limité à la sphère institutionnelle. Depuis vingt ans, la France connaît une renaissance intellectuelle du renseignement, portée par des chercheurs, des militaires, des enseignants et des praticiens décidés à sortir le sujet de la clandestinité.
 

Il y eut d'abord la revue Renseignement et opérations spéciales, publiée un temps chez L'Harmattan, puis la Revue internationale d'intelligence économique, qui permit de démocratiser l'analyse du renseignement dans le champ économique. Ces initiatives ont préparé le terrain à une approche plus structurée, scientifique et assumée.
 

C'est aujourd'hui la Revue de Recherche sur le Renseignement, rattachée au CNAM et publiée aux Éditions Mareuil, qui incarne ce renouveau. Sous la direction du professeur Philippe Baumard et de Michel Guérin, ancien directeur adjoint de la DCRI, elle s'impose comme une référence intellectuelle et académique.
 

Le numéro de septembre 2025, consacré aux légendes et au secret, prolonge deux volumes précédents : Les femmes dans le renseignement et Le renseignement en temps de guerre. On y retrouve des dossiers marquants – FarewellHaiducuLarry Jin Wudai – et une exploration des coulisses du secret, de la clandestinité à la désinformation.
 

La revue aborde aussi les enjeux contemporains : la manipulation psychologique, le renseignement à l'ère numérique, et même l'émergence d'agents IA infiltrés, symboles d'un monde où la frontière entre homme, machine et fiction s'efface. Ce sursaut français ne se résume donc pas à une réforme technique. Il traduit une prise de conscience profonde : dans un monde sans naïveté, comprendre avant d'agir est la première des souverainetés.


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