Renault : l’arroseur arrosé - Comment escroquer de faux espions ?



Publié par APA le 14 Juin 2022

Le 17 août 2010, l’entreprise automobile Renault dit avoir reçu une mystérieuse lettre anonyme dans sa boîte aux lettres. C’est une lettre de suspicion d’espionnage industriel visant trois cadres aimés et reconnus de l’entreprise. Aucune autre preuve n’est apportée mais l’accusation est très vite rendue publique et confirmée par la Direction de Renault. Un scandale est très vite monté en épingle sans aucune preuve tangible. Qui sont les vrais escrocs ?



Les trois cadres accusés occupent alors des postes importants dans le projet de ce qui deviendra la future Renault Zoé, et pour lequel l’entreprise a déjà investi des sommes colossales à hauteur de quatre milliards d’euros. Très vite, le groupe transforme cette suspicion en accusation publique. Les trois cadres sont aussi accusés de détenir des comptes à l’étranger selon Dominique Gevrey notamment, un ex-agent secret. Le 3 janvier 2011, après une enquête interne menée par la Direction Protection Groupe (DPG), dont monsieur Gevrey fait partie, Michel Balthazard, Bertrand Rochette ainsi que Mathieu Tenenbaum sont accusés publiquement d’espionnage industriel. L’affaire fait la une des médias français et internationaux et chacun y va de son propre avis. La Direction de Renault rejointe par une partie de la classe politique française s’indigne et érige Renault comme la « victime d’une filière organisée » selon les mots de Patrick Pélata, le bras droit de Carlos Ghosn alors PDG du groupe. La piste chinoise est très vite envisagée, les trois cadres auraient été payés par la Chine pour qu’ils divulguent des secrets industriels sur la voiture électrique. S’en suit rapidement le début de l’enquête de la DCRI (Direction Centrale du Renseignement Intérieur) pour espionnage, à la demande du parquet de Paris. Mais comment une lettre anonyme peut-elle mener à des accusations aussi graves et si certaines ?


Cette affaire s’inscrit dans un contexte de méfiance vis-à-vis de l’espionnage industriel dont les cas se multiplient. L’accusation en est d’autant plus légitimée et la présomption d’innocence peu respectée par les médias ainsi que par la haute direction de Renault. La piste chinoise est également très crédible, la Chine étant régulièrement accusée de scandales de la sorte. En témoignent le scandale de la stagiaire chinoise chez Valéo accusée d’espionnage industriel en 2005 ou les accusations de copie industrielle de certains modèles de voitures européennes par la Chine par exemple. De plus, la Direction de Renault engage publiquement sa responsabilité. Les communications publiques et officielles de la part de la haute direction s’enchainent et se ressemblent. Carlos Ghosn dénonce ce scandale au 20h00 de TF1 le 20 janvier 2011 et exprime « ses certitudes » dans cette accusation. Patrick Pélata, bras droit de Carlos Ghosn dit que Renault est « victime d’une manipulation » et engage sa responsabilité « S’il n’y a pas d’affaire d’espionnage, j’en tirerais toutes les conséquences jusqu’au plus haut niveau de l’entreprise, y compris jusqu’à moi. ». Cette affaire parait donc extrêmement crédible à l’époque aux yeux de l’opinion publique et politique française.


Parallèlement, la Direction de Renault, plus spécifiquement son service de sécurité, autrement appelé DPG, a organisé des interrogatoires, pour ne pas dire une stratégie de déstabilisation, visant à faire avouer les trois suspects. La Direction de Renault fait passer un interrogatoire à chacun des accusés, dans trois bureaux différents et en même temps. Un dispositif de micros est installé dans chaque bureau afin que Patrick Pélata puisse suivre chacun des entretiens. Le but étant de faire coïncider questions des interrogateurs et réponses des accusés entre les trois bureaux pour rendre l’intimidation encore plus efficace. Tous les interrogateurs poussent leur accusé respectif à l’aveu. Ils répètent : « Nous savons » [sous-entendu que vous avez trahi l’entreprise] et se livrent parfois même au bluff en faisant croire à l’accusé que ses deux camarades ont avoué quelques minutes plus tôt. Toutefois, cette tentative de déstabilisation ne fonctionne pas et les accusés ne cèdent pas à la pression et n’avouent rien. Ils seront licenciés sans preuves.
 
 
            L’enquête sur cette affaire mystérieuse et injustifiée va être menée sur deux fronts. Tout d’abord, c’est la DCRI qui s’empare de l’investigation. Deux mois après le licenciement des trois cadres de Renault, c’est l’entreprise Renault qui est accusée de fausse accusation. Les preuves d’espionnage industriel sont inexistantes et les trois cadres sont dits innocents selon les conclusions de l’enquête de la DCRI. L’erreur de Renault ne s’arrête pas là, la DCRI met à jour une escroquerie financière dans cette affaire. En effet, la direction de Renault aurait payé un cabinet privé pour un montant de 50 000 euros afin de trouver une preuve des supposés pots-de-vin reçus par les cadres suspectés d’espionnage en échange d’informations secrètes sur le projet de voiture électrique. La direction de Renault sort très entachée par les conclusions de cette enquête qui la rendent coupable d’avoir organisé un coup-monté contre des cadres aimés et reconnus de son entreprise. En parallèle, l’enquête va être menée par la presse d’investigation qui va elle aussi dévoiler peu à peu des incohérences de la part de l’entreprise. Le coup de grâce est porté le 9 mars 2011 par le Canard enchaîné qui révèle que Renault aurait versé 250 000 euros au fameux informateur anonyme pour qu’il divulgue des accusations diverses et notamment écrites à l’égard des trois cadres. Cette information est confirmée par l’avocat de Renault, Jean Reinhart, qui dévoile à son tour que l’entreprise avait prévu de verser 900 000 euros à cet individu anonyme afin qu’il fournisse davantage de preuves, écrites notamment.

Renault sort très déstabilisée de cette affaire. En effet, non seulement les accusations portées sont infondées et fausses, mais Renault est aussi accusée de pratiques managériales frauduleuses. La crise interne est aussi aggravée par le fait que l’affaire ait été rendue publique et que les plus hauts cadres de Renault aient engagé fortement leurs certitudes et leur responsabilité personnelle en ignorant le principe de présomption d’innocence. Patrick Pélata démissionne, trois membres de la DPG sont priés de quitter leur poste notamment Dominique Gevrey, ayant fourni des informations frauduleuses sur l’existence de comptes bancaires à l’étranger au nom des accusés. La classe politique française qui avait soutenu Renault dans son escroquerie est aussi décrédibilisée. C’était bel et bien une stratégie de déstabilisation menée par les services d’enquêtes de Renault.
 

            Aux yeux de l’opinion publique, cette affaire semble aujourd’hui improbable pour un grand groupe français comme Renault. Comment une aussi grave erreur a pu avoir été produite ? Comment les plus hauts cadres de Renault ont pu compromettre leur image et prendre autant de risques sans n’avoir aucune preuve acceptable ? Le contexte aura joué pour beaucoup dans cette croyance fervente que l’espionnage industriel a bien eu lieu. En effet, comme écrit précédemment, les scandales d’espionnage industriels s’accumulent à ce moment-là et la suspicion envers des cadres français est chose assez commune. Dans leur article, Managers et Espions, L’affaire Renault (2016), Hervé Laroche et Christelle Théron parlent d’une « paranoïa organisationnelle » c’est-à-dire d’un sentiment de panique de la part de la direction qui, pour se débarrasser du problème, a pris des décisions brutales, hâtives, absurdes, basées sur une certitude en réalité infondée et illusoire. Mais selon eux, ce n’est pas qu’une erreur de décision, cette affaire serait le fruit de la construction d’un cadre informel complexe et historique ainsi que de pratiques fondées sur le secret au sein des grandes entreprises. Ce qui peut paraitre absurde pour l’opinion publique ne le serait finalement pas du point de vue interne à l’entreprise.

D’un point de vue davantage psychologique, Eva Tuffa, dans son article Affaires des faux espions de Renault : sous la croyance, l’imaginaire utilise la théorie du bouc émissaire notamment théorisée en détail par René Girard. Sans rentrer dans des considérations psychologiques complexes, nous pouvons résumer cela par le fait que, dans un contexte de pression ou parfois de rivalités et où des décisions importantes doivent être prises, la Direction de Renault a cherché à trouver une ou des victime(s) émissaire(s) à expulser afin de résoudre le problème. Ainsi, alors que l’intelligence économique doit être appliquée dans de telles affaires, ce sont parfois des processus inconscients voire conscients, des biais cognitifs de décisions qui prennent le dessus. Toutefois, cela semble avoir servi de leçon pour Renault mais aussi pour l’ensemble des grandes entreprises industrielles françaises. En effet, Renault dit avoir réformé et rénové ses processus d’enquêtes depuis l’affaire.
 

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