Phuket : arrestation d’un officier présumé du GRU, recherché pour cyberattaques



Publié par Paul-Gabriel LANTZ le 14 Novembre 2025

Le 6 novembre 2025, la police thaïlandaise a interpellé à Phuket un ressortissant russe de 35 ans, à la demande des États-Unis. Si Bangkok ne confirme pas son identité, plusieurs médias, dont Reuters, The Guardian et le quotidien russe Kommersant, estiment qu’il s’agit d’Aleksey Lukashev, officier du renseignement militaire russe (GRU) et membre présumé du groupe APT28, aussi connu sous le nom de Fancy Bear. Cette arrestation place la Thaïlande au cœur de la confrontation cyber entre Moscou et Washington.



Une interpellation sous surveillance américaine

image ENDERI
Selon la Cyber Crime Investigation Bureau thaïlandaise, le suspect a été repéré dès son arrivée à l’aéroport international de Phuket le 30 octobre 2025. Après plusieurs jours de filature, il est arrêté le 6 novembre dans un hôtel du district de Thalang, lors d’une opération conjointe avec des agents du FBI. Les policiers saisissent ordinateurs portables, téléphones et portefeuilles numériques, désormais envoyés en expertise numérique à Bangkok et Washington.

Le dossier a été transmis au procureur général de Thaïlande en vue d’une éventuelle extradition vers les États-Unis, dans le cadre du traité bilatéral existant entre Washington et Bangkok. Officiellement, les autorités thaïlandaises insistent sur le caractère « strictement judiciaire » de la procédure. Officieusement, cette affaire rappelle que tout déplacement hors de la sphère d’influence immédiate de Moscou expose les opérateurs du GRU à une interception par les partenaires de Washington.

 

Du piratage du Parti démocrate aux sanctions britanniques

Inculpé par le Department of Justice américain dès 2018, Aleksey Lukashev est accusé d’avoir participé aux opérations de piratage visant les serveurs du Parti démocrate et de la campagne d’Hillary Clinton en 2016, notamment via des campagnes d’hameçonnage ciblant le directeur de campagne John Podesta. Le FBI le rattache à l’unité 26165 du GRU, spécialisée dans les opérations cyber offensives et d’ingérence électorale, au cœur de l’écosystème APT28.

Ses activités supposées dépassent le cadre américain : agences antidopage, Comité international olympique et institutions européennes figurent parmi les cibles attribuées à ce groupe. Le Royaume-Uni lui a imposé des sanctions en 2019, l’accusant d’avoir tenté de compromettre la messagerie de Yulia Skripal, fille de l’ex-espion russe empoisonné au Novitchok à Salisbury. Dans la continuité d’autres révélations sur les méthodes du GRU, cette arrestation à Phuket s’inscrit dans la lente mise au jour de l’appareil de cyberrenseignement russe, déjà documentée par plusieurs enquêtes occidentales et par des travaux récents sur l’évolution des services de renseignement.

 

Un levier d’échange dans la confrontation Moscou–Washington

Pour Washington, l’interpellation d’un profil aussi exposé constitue d’abord un gain opérationnel : un cadre du dispositif cyber du GRU, susceptible de livrer, ne serait-ce que par les données stockées sur ses supports, une cartographie de réseaux, de relais techniques et de cibles d’intérêt. Mais l’enjeu est aussi diplomatique. Dans un contexte où les échanges de prisonniers de haut niveau se multiplient entre la Russie et les pays occidentaux, Lukashev pourrait devenir une monnaie d’échange de premier plan face au Kremlin.

Pour Bangkok, le dossier est plus ambivalent. En donnant suite à la demande américaine, la Thaïlande respecte ses engagements de coopération contre la cybercriminalité transnationale. Mais elle s’expose à une réaction de Moscou, qui nie toute implication du GRU dans les campagnes de cyberattaque et dénonce régulièrement une « chasse aux Russes » orchestrée par les États-Unis et leurs alliés. Comme l’ont montré d’autres dossiers récents liés au renseignement, la position des États intermédiaires devient de plus en plus inconfortable à mesure que les rivalités technologiques et sécuritaires se durcissent.

 

Phuket, nouvelle vitrine d’un « sanctuaire numérique » asiatique

Pour les enquêteurs, cette affaire éclaire aussi le rôle de la Thaïlande comme zone-refuge pour acteurs du cybercrime, qu’ils soient motivés par le profit ou liés à des services d’État. Connectivité élevée, flux financiers difficilement traçables, afflux massif de touristes : l’archipel offre des conditions favorables à la dissimulation de profils recherchés à l’international. Le Thai PBS rappelait déjà que plusieurs arrestations de cybercriminels étrangers y ont été menées depuis 2023, souvent sur mandat américain.

Phuket illustre cette ambivalence : vitrine touristique, mais aussi point de chute discret pour des individus persuadés de pouvoir se fondre dans la foule des voyageurs. Dans un monde où, comme le montrait récemment l’essor du renseignement satellitaire en Ukraine, la frontière entre théâtre numérique et espaces physiques s’efface, les opérations d’arrestation d’experts cyber deviennent elles aussi des opérations de terrain, menées dans les aéroports, les hôtels et les hubs touristiques.

 

Si l’identité d’Aleksey Lukashev est confirmée, l’interpellation de Phuket marquerait un revers notable pour le GRU et un signal adressé à l’ensemble de ses opérateurs : le temps des voyages anonymes sous couverture touristique se rétrécit. Pour Washington, elle ouvre un double front, opérationnel et diplomatique, avec la possibilité d’un futur échange de prisonniers. Pour Bangkok, elle rappelle que les paradis balnéaires peuvent devenir, du jour au lendemain, des scènes de confrontation entre puissances rivales. À l’ère des cyberconflits mondiaux, le champ de bataille s’étend bien au-delà du clavier, jusque dans les couloirs anonymes des hôtels de Phuket.

 

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