Le monde unipolaire et le monde multipolaire



Publié par Irnerio Seminatore le 9 Février 2023

Guerre de civilisation et antagonismes philosophiques et culturels entre la Russie et l'Occident




Crise de la conscience historique et crise de l’État mondial universel

La crise de la conscience historique, que l’Occident vit depuis le début du XXe siècle, à la suite des « penseurs du déclin », à partir de Spengler, fait de la crise globale d’aujourd’hui une crise de la nouvelle religion de l’humanitaire, l’État mondial universel, sous l’emprise unipolaire d’Hégémon.

Cette crise, qui avait pris la forme, entre les deux guerres, du rejet du matérialisme marxiste et du totalitarisme nazi, prend corps aujourd’hui autour de la condamnation de l’égalitarisme permissif des démocraties néo-libérales. La démocratie devient l’héritage d’un mythe politique suspect et d’un projet politique décevant, puisqu’elle découle non seulement de la destruction de la raison, mais de la mort de dieu, de la foi et de l’âme, sous les coups du doute et de la problématisation du devenir.

Cette crise marque pour toujours la naissance du monde moderne et l’apparition d’un relativisme moral qui a été source de confusion et de désordre.

Il s’agit d’une entreprise intellectuelle qui a comporté parallèlement la destruction de l’ordre naturel du monde, une déshumanisation et laïcisation complètes des sociétés occidentales et une dénonciation de la tradition comme réceptacle d’obscurantisme.

Au niveau de la connaissance elle porte une identité, la période des Lumières, affiche une « rupture », la Révolution française et engendre un héritage, la dialectique matérialiste de capitalisme et de socialisme.

Au-delà des proclamations sur la liberté, l’égalité et la fraternité, une alliance objective s’est établie pendant un siècle et demi, entre deux figures du procès historique, le communisme et le capitalisme, donnant lieu à une bipolarité des pouvoirs, des cultures et des civilisations, puis elle s’est effondrée dans les années 1990.

Après l’écroulement du soviétisme, se serait établie une synthèse entre les deux sous-systèmes, ayant pour but la mise en place d’un État mondial totalitaire.

Dans ce nouveau contexte, l’opposition idéologique entre capitalisme et socialisme s’est commuée en compétition conflictuelle entre l’unipolarisme hégémonique des États-Unis et le multipolarisme tendanciel, prôné par la Russie et cette rivalité apparaît à une bonne partie des politistes et historiens contemporains comme une guerre de civilisations.

Bataille des idées et relativisme éthique

La bataille des idées engagées par l’Occident et la Russie est-elle un malentendu historique, un vrai choc de civilisation ou une opération de séduction concurrente, qui cache, selon certains, une justification des enjeux géopolitiques et stratégiques prédominants et vitaux ?

En termes très schématiques, l’unipolarisme et l’État mondial universel, prôné par les États-Unis, prétendent à l’unicité de la morale dominante et à une sorte d’universalisme éthique, politique et religieux, cependant que le multipolarisme eurasien revendique, non sans fondement, la pluralité des morales humaines, qui sont l’aboutissement d’élaborations lentes, collectives et inconscientes.

En effet, à la base du relativisme éthique il y a la conviction que tout jugement moral est justiciable uniquement de la culture dont il est issu, de sorte qu’est niée toute prétention à l’universalité. Par voie de conséquence, l’importance accordée à la métaphysique ou à son contraire, le désenchantement du monde, préside à la distinction et à l’antinomie entre Orient et Occident et, plus en amont, à l’opposition entre animisme et vérité révélée.

Perspective post-étasunienne

C’est dans une perspective post-étasunienne que s’inscrit la lecture philosophique de l’alternative civilisationnelle en cours, bref la transition de l’unipolarisme occidental au multipolarisme eurasien.

Le caractère hybride de cette transition est marqué non seulement par ses antécédents politiques, mais également par ses références ésotériques à des traditions religieuses et ethniques les plus immémoriales. C’est un type de lecture qui est antérieur à la naissance de la modernité occidentale et au culte de la « raison » historique et qui fait recours à des paradigmes interprétatifs empreignant l’univers mental judéo-chrétien  et remontant aux approches bibliques et prébibliques des phénomènes spirituels.

Il s’agit là d’une subjugation mentale du présent au passé, qui dépasse les tensions géopolitiques actuelles et qui s’enracine en une sorte d’anthropologie philosophique à prétention totalitaire.

En effet elle reporte vers les amonts de la préhistoire les fondements de la bataille multipolaire de l’eurasisme contre la civilisation unipolaire et occidentale du chaos.

Cette dernière est tenue pour responsable du travail de destruction de la civilisation traditionnelle, ce qui justifie la mythologie d’un État mondial universel, comme nouvelle religion de l’humanité.

Nous sommes en présence d’une confluence de doctrines politiques, d’héritages historiques et de stratégies géopolitiques opposant les deux espaces de puissance, de la terre et de la mer, qui se disputent le domaine de la bataille des idées, une bataille pour l’hégémonie spirituelle du monde.

Sur la lecture eschatologique de l’Histoire

Selon une lecture eschatologique de l’histoire, Hégémon, poursuivant l’édification d’un monde à structure pyramidale, s’opposerait, au nom de l’unité des peuples et des nations, à l’univers de Gog, qui travaille pour le désordre et le chaos.

Ainsi l’unipolarisme ne peut être qu’un messianisme géopolitique et l’esprit thalassocratique un système théologico-politique, fondé sur la double garantie de l’empire universel et d’une idéologique conquérante.

Or, contre les forces de la dissolution et du désordre, identifiées à Hégémon et jouant le rôle de l’antéchrist, s’érigeraient les héritiers telluriques de la « troisième Rome » (Moscou, l’empire de la terre). Dans cette perspective, mythologique et légendaire, Hégémon figure dans la fonction divine du créateur-destructeur, tandis que la « troisième Rome » (Moscou), dans la figure traditionnelle de la stabilité et de l’équilibre, au cœur du « Grossraum » et de la balance biblique des forces.

C’est l’esprit thalassocratique, la laïcisation des sociétés et le messianisme néo-libéral qui auraient liquéfié les structures traditionnelles de la famille et de la société, aidés par le relativisme moral dominant à l’Ouest et par l’idéologie LGBT, qui en est une traduction sociale dans le domaine de la sexualité.

Épaisseur de la notion schmittienne de « Grossraum »

C’est dans l’antagonisme entre unipolarisme et multilatéralisme qu’il faudrait repenser les batailles des idées, engagées par l’Orient et l’Occident dans le but de découvrir le « sens » accordé par les acteurs majeurs du système international à la confrontation d’aujourd’hui.

Dans le domaine de la guerre et de l’épistémologie stratégique, le conflit ukrainien apparaît à la fois comme un conflit intérieur, rendant possible la conciliation des identités slaves sur la base des valeurs traditionnelles, et comme un conflit extérieur imposé à Kiev, par l’immixtion de l’Occident (coalition de quarante pays) dans l’espace géopolitique eurasien.

Ici, l’eurasisme apparaît en toute son évidence, comme l’antagonisme de l’unipolarité thsalassocratique et comme l’idéologie de l’unité d’un espace civilisationnel, à hégémonie perceptible, le « Grossraum », centré autour de la Russie, en pôle historique de puissance, déjà historiquement multipolaire et multiconfessionnel.

Puisqu’un conflit sans les déterminismes d’une philosophie et d’un espace est impossible, une conception de la paix sans la guerre est une illusion (UE) ; de même qu’une fédération de pays sans un centre de gravité continental, dépourvue des contraintes de la géographie et de l’histoire, est une utopie. Sur la base de ces considérations, Alexander Douguine remplace l’Allemagne par la Russie comme fédératrice d’une Europe unie, autonome et distincte spirituellement et politiquement de l’anglosphère.

Deux idées président à cette conception, l’idée schmittienne de « Grossraum » et l’idée étasunienne d’ingérence (doctrine Monroe de 1823).

Le « Grossraum » (ou grand espace) est lié, selon R. Steuckers, à la vision décisionniste de la politique et à l’élimination des conflits secondaires, qui minent la cohésion d’un ensemble unitaire. Il s’agit du sentiment de partager un héritage commun, la culture ou la religion, qui structurent cet espace, dont le pouvoir dominant prend en charge la tutelle. L’interdiction d’ingérence est le corollaire de la tutelle assurée par les États-Unis aux pays libres des deux Amériques et concerne comme telles les politiques étrangères de puissances hostiles et impérialistes d’Europe.

Quant à la première, elle découle de l’étude schmittienne de la politique étrangère euroaméricaine au XIXe siècle et colporte une issue ré-équilibratrice du système international. Quant à la deuxième, elle formalise l’éventualité d’un droit de tutelle garantissant l’autonomie politique des différents espaces multipolaires.

Posture anti-hégémonique et « Résistance »

Si nous sommes dans une transition hégémonique et donc dans une période de désordre paradigmatique et, en définitive de confusion intellectuelle et morale, la proclamation de la part de certains intellectuels occidentaux de vouloir se définir comme résistants ou, par regroupement volontariste, comme « cartels de résistance » occulte leur soumission à l’univers intellectuel et social existant.

La résistance, en tant que telle et, à défaut d’une perspective positive et de l’image d’un ordre nouveau, n’exprime autre chose qu’une subordination à l’emprise du projet culturel dominant et globaliste, qui est par sa nature évolutif et donc intégrateur et absorbant.

Pour un changement d’ampleur, il faut toujours la figure d’un Prince fédérateur, à la Nicolas Machiavel, comme à l’époque de la Renaissance, qui livre la bataille décisive en Sujet-Maître de la « Grande Politique », représentée aujourd’hui par un État – civilisation et/ou par un État-continental.

C’est tout le « sens » de la bataille intellectuelle entre unipolarisme thalassocratique de l’anglosphère et multipolarité continentale de l’Eurasie.

Cela exige, dans la relation de la Russie à l’Europe, une politique de front uni contre toute « stratégie d’endiguement » et, sur le plan interne, une ligne de communication et de dialogue, fondée sur le principe de « enthousiasme discipliné » (N. Danilevski).

Ainsi la réponse de la Russie au l’endiguement est, au niveau planétaire, la « politique des trois ponts » avec l’Europe, la Chine et l’Inde et au niveau culturel et sur le long terme, la bataille des idées.

La première est interétatique et se développe au sein des institutions multilatérales de sécurité et la deuxième est transétatique et assume la forme de campagnes de communication, de débats et de propagande, occupant les devants de la scène, des médias, du lobby mondial, des réseaux sociaux, des think-tanks et des institutions d’enseignement supérieur et de recherche.

C’est sur ce deuxième front que se développe la bataille de l’arrière, le front de la philosophie et de la culture, héritières d’histoire et éclaireuses d’avenir.

Le front de combat de la philosophie et de la culture et la bataille de l’esprit

Dans une période de crise de la conscience historique ce qui fait défaut au plus haut degré, c’est l’incompréhension des lois de mouvement et de la nécessaire distinction entre équilibre et stabilité, sous la maîtrise de grandes synthèses par les chefs des grandes unités d’action.

C’est aussi l’incompréhension de la prééminence du rôle de la « raison » ou de la foi » dans les moments décisifs et donc de toute capacité de jugement moral et de radicalisme politique et donc une carence d’anticipation sur le « sens » des combats et sur leurs issues.

Cette incompréhension se traduit en « déficit de leadership », qui est l’intellectuel organique d’un capitalisme militaro- financier désormais planétaire.

En effet et en toute situation, le leadership hégémonique doit être distinct du leadership de simple coordination, national ou supranational, en ses appendices diplomatiques et militaires.

Dans les évocations imagées de l’État-classe universel, les exégètes des lectures de K. Marx et de Pareto-Mosca et Michels reprennent la lecture marxiste de l’État comme « comité d’affaires de la bourgeoisie », l’intégrant de la théorie de la classe politique de G. Mosca, comme gouvernement de la classe minoritaire, dont l’aristocratie parlementaire et aujourd’hui l’élite multinationale échappent à leur mandat et où les intérêts du capitalisme financier sont mis au service d’une oligarchie mondialisée. Ceci est rendu possible par l’existence d’une bureaucratie et technocratie internationales, dirigées par des pouvoirs cooptatifs informels (ex Bilderberg, Davos…).

Transition systémique

Le front de combat entre formes d’État et formes de régimes, autocratiques ou démocratiques, touche à tous les aspects de la représentation politique, de telle sorte que l’opposition entre unipolarisme et multipolarisme peut être considérée comme un bouleversement de transition, d’époque, de système et d’hégémonie, opposant les deux philosophies d’Orient et d’Occident.

Dans cette dispute séculaire, le recours à la philosophie peut-il favoriser la compréhension de l’actuelle conjoncture politique et de la stratégie générale adoptée par Moscou ?

Au-delà des différentes prises de position sur l’annexion à la Russie du Donbass et sur le rattachement des villes de Lougansk, Donetsk, Kherson et Zaporijjia, la bataille des idées, engagée sur les plans philosophiques et culturels, Poutine oppose encore une fois le conservatisme traditionnel russe à la modernité de l’Occident. Autrement dit les pays encore ancrés aux racines chrétiennes de la « foi » et les pays qui l’ont abjuré au nom de la « raison ».

Ainsi pour Poutine la « voie russe » devient un modèle politique et social alternatif, réconciliant les deux héritages du tsarisme et du soviétisme sous la notion englobante de puissance retrouvée et contre toutes les forces, nationales et internationales, qui ont voulu briser l’unité de cet immense empire pluriéthique.

Face à une religion et à une morale pervertie, le « mal » de l’Occident s’expliquerait par le dévoiement de sa culture d’origine, la Chrétienté, tandis que le traditionalisme russe s’appuie sur les valeurs indéfectibles de patriotisme, d’unité de la nation et de la société.

En effet, dans un pays qui compte 150 confessions religieuses et 13 millions de musulmans, la russité de la religion majoritaire orthodoxe et d’un pouvoir centralisé, nécessairement arbitraire, a pu sauvegarder l’unité politique et l’harmonie sociale. Cette diversité interne n’a pu se déployer que dans le cadre conceptuel d’un État fort et d’une « verticale du pouvoir », autrement dit, dans la forme politique d’un Empire, en opposition à une forme d’État « Démocratique » et représentatif, soumis à la modernité intellectuelle d’une « raison » et à une égalité individualiste et désagrégeant.

Unité et diversité de la Russie

En réalité, la relation entre unité et diversité demeure la grande équation du pouvoir russe depuis des siècles.

Empêcher les tendances centrifuges est une question de survie pour ce troisième continent, l’Eurasie, à cheval entre la grande péninsule de l’ouest de l’Asie (l’Europe) et le reste du monde, en essayant de diversifier ses relations avec de nouveaux partenariats et principalement avec la Chine.

Par ailleurs, la bataille civilisationnelle ne peut jamais être disjointe de la référence à la culture occidentale et à sa conception du monde.

Or le détour par la philosophie peut-il nous aider à comprendre les choix stratégiques de Poutine, en ses fondements intellectuels et culturels, ceux mêmes qui ont inspiré le passé et le présent de la « voie russe » et de son « identité » ?

L’approche orthodoxe a joué un rôle capital dans la pensée philosophique russe, centrée sur le destin et sur la mission et celle-ci rappelle étrangement l’œuvre de Spengler dans son « Déclin de l’Occident » de 1922, marqué par un pessimisme systématique. Spengler rompt avec l’optimisme rationaliste de la civilisation moderne et opère une critique de la « doctrine du progrès » de l’hégélianisme de gauche, aboutissant à une forme de relativisme sans vérité et sans âme.

Or, dans la constitution de la culture philosophique, l’orthodoxie a été déterminante et a favorisé l’oscillation entre l’approche existentielle (subjective) de la tradition orientale byzantine et la recherche théorique occidentale, tournée vers le raisonnement et l’abstraction. Ses traits dominants, l’irrationalisme, le romantisme et la réflexion morale se retrouvent en effet dans la définition de l’idée russe.

L’idée russe

L’idée russe, d’origine platonicienne et d’essence idéaliste, est le concept fondateur d’une identité, qui correspond pour Berdiaev à la mission d’un peuple, orienté vers la fin des temps et la fin de l’histoire.

Elle est à la base d’une philosophie intuitionniste, par laquelle on accède à la connaissance directe et immédiate de la vérité sans le détour d’un raisonnement.

Elle est aussi à la racine du maximalisme religieux et du nihilisme idéologique, repris par le bolchevisme, en raison du radicalisme de l’esprit russe.

Ayant orienté la recherche d’une place particulière pour l’existence de la Russie dans l’histoire, pèse-t-elle aujourd’hui sur les décisions de son Tsar ?

En Europe, la philosophie russe des immigrés des années 1920-1950 a contribué de manière significative à la critique de « l’idée de raison » et au mouvement de réaction antimoderne, surtout en France et en Allemagne. Sur le plan historique, l’influence de la culture occidentale sur la société russe s’est manifestée avec la plus grande clarté, lorsque Pierre le Grand, tant admiré par Poutine, lança une politique d’occidentalisation et déplaça la capitale de Moscou à Saint-Pétersbourg, entreprenant également une grande réforme de l’État et de son appareil politique, administratif et culturel.

En même temps, les courants occidentalistes, qui s’opposaient aux slavophiles, considéraient que la Russie n’est pas une nation à part et qu’elle n’a pas une mission spéciale à accomplir dans l’histoire universelle. Ainsi, la perspective de « vivre » les idées philosophiques et à considérer comme des absolus les idéaux de justice, radicalisa les débats, poussant les anarchistes, les nihilistes et les populistes du XIXe ainsi que les marxistes-léninistes du XXe à adopter le principe, faussement machiavélien, que « la fin justifie les moyens », ouvrant la porte à toute sorte d’aberrations politiques.

Ainsi Poutine, en héritier de la philosophie russe du XIXe et XXe est-il machiavélien ou machiavélique, religieux ou calculateur de « raison » ?

Sur le plan général, la pensée de Schopenhauer et son pessimisme philosophique ont-ils pu nourrir à la fois la philosophie russe et l’esprit de Spengler sur le déclin de l’Occident ? D’après les slavophiles et les partisans du platonisme (A. Douguine), la Russie a pu préserver les principes authentiquement « naturels » et religieux de la chrétienté orthodoxe, et elle a pu réagir au pessimisme et au rationalisme occidental et prétendre à un renouveau de la culture et de la civilisation traditionnelles, parce qu’elle a pu préserver les principes naturels et séculaires de la religion chrétienne.

Histoire, guerre et liberté

La relation Europe-Russie apparaît en toute son évidence dans le cadre de la philosophie russe, où jouent un rôle entrelacé les trois thèmes, de l’histoire, de la guerre et de la liberté.

Le premier est reconduit à la conscience de l’irrationalité du monde et au désir platonicien de le fuir, le deuxième est vu comme soumission des peuples aux grandes lois de l’histoire et comme critique de l’individualisme moral (Tolstoï), le troisième est analysé comme tension métaphysique entre volonté (Clausewitz) et fatalisme (Tolstoï).

Quant à l’histoire, les grands décideurs ont le choix entre la conception hégélienne selon laquelle « l’histoire du monde est le tribunal du monde ! », et la conception tolstoïenne selon lequel les « vraies racines de l’histoire ne se retrouvent pas dans la raison », mais dans les sentiments humains (irrationalisme éthique).

L’antinomie de conception entre Hegel et Schopenhauer d’un côté et Tolstoï de l’autre, repose sur l’identité hégélienne d’histoire et de raison ou de rationalité du devenir historique, et sur son rejet par Tolstoï, pour qui « la guerre n’est pas le lieu de l’authentique moralité des peuples » (Proudhon). Et, lorsque, dans son chef-d’œuvre, « Guerre et Paix », Tolstoï fait entrer en scène Napoléon, il le présente comme un être humain, « qui devait renoncer au vrai et au bien et à tout sentiment humain ! » (Irrationalisme éthique)
Quant à la guerre, la différence essentielle dans la conception du conflit guerrier repose dans sa finalité ultime, qui est d’être, pour l’Occident, un moyen de gouvernement du monde et de préservation d’une hiérarchie et d’une prééminence et, pour la Russie, une question de survie et de vie ou de mort pour sa propre civilisation. D’où l’irrationalité dans le choix des moyens et de l’asservissement de la raison aux contraintes de la logique ou encore de la signification politique et morale du renoncement à la liberté.

Difficile, voire impossible conciliation entre l’âme russe et esprit rationaliste. Hegel et avec lui Clausewitz partageaient la conviction que dans la guerre et, à l’extrême dans la vie, tout pouvait se faire par la volonté, tandis que Tolstoï et le général Koutouzov, les événements étaient sourds aux décisions d’un seul homme et résultaient en revanche d’une infinité de déterminismes individuels et collectifs et par conséquent d’une fatalité objective et imprévisible. En tant qu’affrontement des consciences, la guerre ne s’impose pas par la force et la victoire passe par la résistance et l’âme des soldats (Koutouzov).

Quant à la tension entre volonté et Fatalité peut-on imaginer des situations de soumission aux événements et de renoncement à l’action ?

Quant à la guerre la différence essentielle dans la conception du conflit guerrier repose dans sa finalité ultime, qui est d’être, pour l’Occident, un moyen de gouvernement du monde, de préservation d’une hiérarchie et d’une prééminence chancelantes et, pour la Russie, une question de vie ou de mort pour sa propre civilisation.et, à travers la survie de celle-ci, de celles des autres.

D’où l’irrationalité dans le choix des moyens et de l’inégal asservissement de la raison aux contraintes de la menace ou encore, de la différente signification politique et morale du renoncement à la liberté.

Difficile conciliation entre l’âme russe et l’esprit rationaliste, face à un abîme qui ne pourrait être plus grand.

Hegel et avec lui Clausewitz partageait la conviction que dans la guerre et, à l’extrême dans la vie, tout pouvait se faire par la volonté, tandis que pour Tolstoï et le général Koutouzov, les événements étaient sourds aux décisions d’un seul homme et résultaient en revanche d’une infinie variété de déterminismes individuels et collectifs et par conséquent d’un hasard et d’une fatalité objective et indéterminable.

En tant qu’affrontement sanglant la guerre ne s’impose pas par la seule force et la victoire passe par l’écoute de l’âme des soldats (Koutouzov) et se reconnaît dans leur moralité profonde.

Poutine et Gherassimov, en leurs images symboliques, partagent-ils les convictions d’Hegel/Clausewitz/Machiavel ou, en revanche, le fatalisme de Tolstoï/Koutouzov ?

Quant à la liberté, comme vertige d’un projet d’ordre international, elle doit être entendue comme un principe de gouvernement de la paix et de la guerre et une tension extrême qui s’incarne dans le moral de chaque individu   pour devenir la réussite d’un grand dessein. De toute façon la guerre comme la liberté paraît être greffée sur la nature humaine.

Or, dans la conjoncture présente Poutine cherche à concilier l’idée russe de patriotisme et de nation salvatrice du destin de l’humanité avec la critique acerbe de l’individualisme le plus déconcertant, le cosmopolitisme le plus vague et le déclin le plus évident de l’Occident.

« Le peuple, ne vous en déplaise, – avait déjà dit Proudhon – a la religion de la force » et l’épopée est l’idéal populaire.
Or l’épopée repose tout entière sur la guerre.
« La paix – dit Ancillon – amène l’opulence ; l’opulence multiplie les plaisirs des sens et l’habitude de ces plaisirs produit mollesse et égoïsme. Acquérir et jouir devient la devise de tout le monde. »

Dans la définition de ce qu’est une guerre de civilisation et une opposition de deux conceptions du monde, Poutine a précisé les contrastes et les antinomies entre Occident et Russie, puisque l’opération spéciale qu’il s’apprêtera à entreprendre va bien au-delà de la géopolitique et de la stratégie et s’inscrit tout à la fois dans l’histoire et dans la subjectivité de l’histoire.

L’asservissement à la seule « Raison »

Hier comme aujourd’hui la consommation fautive de l’arbre de la connaissance, par l’asservissement à la seule « raison » dans la compréhension du monde, provoque un dessèchement de la vie et, en définitive un renoncement à la liberté intellectuelle et politique du sujet d’action, homme ou État. Le président russe a en effet approuvé le 5 septembre 2022 une nouvelle doctrine de politique étrangère, basée sur le concept de « monde russe ».

Or nous pouvons repérer les sources philosophiques de la « Doctrine Poutine » en politique étrangère tout aussi bien au XIXe qu’au XXe siècle, que dans la défense des valeurs aux accents religieux et conservateurs par opposition à la « tabula rasa » de la modernité occidentale qui décrète une équivalence du Bien et du Mal.

A bien réfléchir, si la liberté est une valeur chrétienne par excellence, qui nous dit que l’égalité et la prospérité sont des vérités et qui nous garantit qu’ils sont des paradigmes indépassables ?

Or, les passages les plus éclairants d’une conception de la Russie comme univers à part et comme citadelle assiégée, nous les retrouvons dans Soloviev. Leontiev et Soljenitsyne, souvent cités Soloviev affirme : « qui aime la Russie doit lui souhaiter la liberté, avant tout la liberté pour la Russie elle-même, pour son indépendance et son autonomie internationales, la liberté pour la Russie comme unité des Russes et de toutes les autres cultures nationales. Et enfin la liberté pour les Russes, la liberté pour nous tous, la liberté de la foi, de la recherche de la vérité, de la création, du labeur et de la propriété. »

Quant à Leontiev, mentionné par Poutine dans un discours de 2013, Poutine avait affirmé que « la Russie, comme le disait de manière si frappante le philosophe Constantin Leontiev, s’est toujours développée comme une complexité. En effet, la Russie, comme pays eurasiatique, est un exemple unique où le dialogue des cultures et des civilisations est pratiquement devenu une tradition dans la vie de l’État et de la société. »

Le poutinisme se veut donc à la tête d’un nouvel espace civilisationnel qui ferait contrepoids à la culture occidentale (E de Floirac)
Dans son Discours à Harvard de 1978, Soljenitsyne anticipe ce à quoi le poutinisme s’oppose de nos jours : une société occidentale où « la notion de liberté a été déviée vers un débridement des passions, donc du côté des forces du mal. Les droits de l’Homme ont été placés si hauts qu’ils écrasent les droits de la société et détruisent celles-ci. L’idéologie régnante qui met au-dessus de toute l’accumulation de biens matériels, le confort trop prisé entraîne en l’Occident un amollissement du caractère humain, un déclin massif du courage et de la volonté de se défendre ».

Considérations sociales et culturelles sur l’Occident

Où se situent la « raison » et la « déraison » ?

Par rapport à l’empire de la mer, qui homogénéise les différences culturelles, la Russie les respecte et les harmonise dans un contexte unitaire, où chaque peuple garde son existence, sa tradition et ses valeurs.

Le « monde russe » est le symbole de l’harmonie des différences et les protège contre l’hostilité active des puissances occidentales. Cette protection exige naturellement l’allégeance à Moscou et la synthèse qui en résulte comporte en effet un conservatisme au saupoudrage libéral et une slavophilie eurasiste, sur fond de soviétisme centralisateur et originel.

Les pays occidentaux refusent les principes éthiques et l’identité traditionnelle : nationale, culturelle, religieuse ou même sexuelle. On mène une politique mettant au même niveau une famille avec de nombreux enfants et un partenariat du même sexe, la foi en Dieu et la foi en Satan. Les excès du politiquement correct conduisent à ce qu’on envisage sérieusement d’autoriser un parti ayant comme but la propagande pédophile… ce qui ne manquera pas de mener à une « crise démographique et morale » (Intervention au Club Valdaï, 19 septembre 2013, Région de Novgorod).

Quelques semaines plus tard, devant tous les représentants de la nation, il reprend sur le même thème : « Aujourd’hui dans de nombreux pays les normes de la morale et des mœurs sont réexaminées, les traditions nationales sont effacées, ainsi que les distinctions entre les nations et les cultures. La société ne réclame plus uniquement la reconnaissance directe du droit de chacun à la liberté de conscience, des opinions politiques et de la vie privée, mais la reconnaissance obligatoire de l’équivalence du bien et du mal, qui sont opposés dans leur essence » (Adresse au Conseil de la fédération, 12 décembre 2013).

Ainsi, d’après des observateurs accrédités du « monde russe », » Poutine, promeut, contre le relativisme, le déclin culturel, l’invasion d’internet, le politiquement correct, l’apostasie, le masochisme démocratique, la faiblesse face aux minorités, une éducation morale fondée sur les valeurs chrétiennes, la culture classique, le patriotisme, le militarisme et le respect de la hiérarchie. Ces griefs sans appel, ne sont que des prises de conscience d’une guerre de civilisation, dont les armes ne peuvent être des affrontements verbaux, mais la revendication d’un autre projet et d’une autre philosophe qui resserrent le passé et le présent et délimitent les sphères de la politique, de la métaphysique et de la morale de deux mondes opposés, le globalisme unipolaire et la diversification irréductible du monde multipolaire.

Bucarest-Bruxelles, le 27 janvier 2023
 


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