Le grand dessein de la Russie post-soviétique et les prémisses culturelles du « poutinisme ».



Publié par Irnerio Seminatore le 1 Mars 2022

Alors que le conflit ukrainien atteint son paroxysme, l’Europe et les États-Unis tentent difficilement de stopper le président Poutine. Mais est-ce trop tard ? Depuis son accès au gouvernement, le belliqueux a développé le « poutinisme » pour relever son pays et affirmer ses envies de conquêtes. Président fondateur de l’Institut Européen des Relations Internationales, Irnero Seminatore nous explique ce qu’est le « poutinisme » en nous donnant une approche historique du conflit ukrainien. Il vient de publier « La multipolarité eu XXIe siècle » (VA Éditions) dans lequel il dresse un panel des formes diverses de la multipolarité, entre souverainetés, pouvoirs et systèmes.



Depuis la guerre de Tchétchénie et celle de Géorgie, les théories d'empire ont cessées d'être marginales dans l'historiographie de la Russie post-soviétique.
 
Elles constituent en revanche le terreau culturel des « silovikis », les anciens du KGB, devenus les décideurs de l'État actuel. Ces conceptions se résument à un cadre conceptuel selon lequel l'État russe est un État-civilisation et l'histoire de la Russie, depuis l'époque païenne, est une succession d'empires, de Kiev-Novgorod, de la Moscovie, des Romanov et de Staline, pour lesquels la démocratie et le libre débat sont des ennemis mortels (Prochanov).
 
A la base de l'invasion de l'Ukraine il y a l'idée que la liberté mène à l'anarchie et aux coups d'États (Maîdan) et que ceux-ci conduisent, par l'intervention de l'étranger (hégémon, Otan, UE), au démembrement de l'État russe et à une menace vitale pour son existence (missiles rapprochés).
La réévaluation de Staline et de son génie, fut celle d'avoir sauvé l'État, par l'autocratie, contre la folie démocratique généralisée, imputée aux bolchéviques, coupables d'avoir établi un pouvoir collégial au sommet de l’État.
 
Le « Poutinisme », dans un contexte, marqué par le révisionnisme, est une lecture de la réalité internationale dans laquelle l'Ukraine est un non-État et un bras armé de l'étranger et ce dernier se rapproche par vagues successives (élargissements de l'Otan), dans le but d'anéantir la Russie.
 
Dans ce cadre, l'Europe occidentale, impuissante, puisque subalterne de l'Amérique, ne peut apporter de solutions à la fissuration de l'Occident, par l'inexistence d'une politique étrangère autonome et par la dissociation de l'unité indispensable (R.Aron) du  « verbe diplomatique et de l'action militaire ».
 
Dissociation qui conduit tout droit à un pouvoir désarmé (Macron) et à une politique internationale comme « politique de valeurs » (UE).
 
Dans une situation internationale où la position des États ne correspond plus aux principes juridiques de l'indépendance et de la souveraineté, en raison surtout des nouveaux systèmes d'armes et, du point de vue du système international, à l'existence d'alliances intégratives à vocation régionale, la mutation des régimes politiques ne peut conduire aux revirements des alliances et des engagements de sécurité que si elle est suscitée ou soutenue de  l'extérieur par le leader du système ( les États-Unis d'Amérique). Tel est le cas de l'Ukraine.
 
Dans de pareilles situations les jeux d'influences sont démultipliés et les politiques d'aide, d'amitié et de coopération recouvrent en réalité des projets stratégiques de déstabilisation (différents types de révolution de couleur et interventions diverses, ouvertes ou sournoises).
 
Or, sur la scène mondiale, la communauté internationale représente idéologiquement le pendant des États, jamais complètement autonomes. En sa forme et en sa structure, la communauté internationale (onusienne et multilatéraliste), à la recherche d'un ordre stable, se plie à la cohérence du système hégémonisé par le pouvoir dominant (l'Amérique), dont "la compétition s'organise en fonction du conflit" (R.Aron).
 
Ainsi le noyau et le centre de rassemblement d'autres Etats, comme lieu de compétition entre hégémonies, américaines et russes, devient non seulement l'Ukraine, mais l'espace occidental tout entier, le « Rimland » européen (Europe de l'Ouest et de l'Est). L'enjeu n'est plus seulement régional, mais mondial ; pire, multipolaire et systémique.
 
Or le pari historique pris par la Russie avec l'invasion de l'Ukraine, lui impose de ne pas encourir en une défaite, car elle perdrait alors, non seulement vis à vis de l'Occident, mais du monde entier et, en particulier, de l'Orient chinois et serait déclassée dans la hiérarchie de la "Triade" et des puissances du système international dans son ensemble.
 
Dans cette hypothèse et en termes de pur pouvoir politique, imposé par l'issue du conflit, Poutine et le Poutinisme sortiraient des portes de l'histoire et laisseraient la place à l'Empire du milieu renaissant.
 
Selon des observateurs désenchantés, par son invasion de l'Ukraine, la Russie ferait davantage, pour l'unité de l'Europe et de l'Union Européenne, en termes de blâmes et d'acrimonie anti-américaine, que la multiplicité des Sommets et de déclarations multilatéralistes des institutions « démocratiques ». Des manifestations de rues, en rajouteraient aussi bien à l'intérieur de la Russie, qu'à l'extérieur.
 
Assisterions-nous ainsi, avec « l'opération spéciale » lancé contre un pays-frère mais asservis à Hégémon, à la renaissance de la « Doctrine Medvedev » sur la sécurité européenne de 2008 à Berlin, visant à faire de contre-poids à l'Otan, dans un espace eurasien intégré, à l'image du vieux Pacte de Varsovie défunt ?
 
Ça serait alors le « début véritable de reconstitution de l'Union Russe, c'est à dire de l'État civilisationnel, qui à différentes périodes de son histoire, s'est appelé grande principauté de Moscou, royaume de Moscou, empire de Russie et Union Soviétique » ?
Comme le rappela Poutine à la Conférence de Munich en 2007, « les bases d'un rassemblement anti-hégémonique, porté par le vent de l'histoire, étaient déjà là, mais encore à coordonner et à démultiplier, composés de plusieurs axes fondamentaux, idéologique, diplomatico-stratégique et militaire ».
 
Axe idéologique, car l'Occident aurait perdu le leadership intellectuel et moral. Axe diplomatico -stratégique, car la puissance américaine est un obstacle au plein épanouissement des potentialités eurasiennes du continent, rapprochant l'Est et l'Ouest. Axe militaire, puisque « le parapluie américain sur l'Europe s'est effondré ». Puisque « l'Atlantisme a vécu, selon Medvedev, nous devons parler d'unité au sein de tout l'espace euro-atlantique de Vancouver à Vladivostok (2008) », mais au nom « des intérêts nationaux » et non des alliances ou des blocs. Le cas où cette proposition aurait été acceptée, la « solidarité européenne » aurait volé en éclat et la Russie se serait retrouvée au cœur du dispositif de sécurité européen, en symétrie du pouvoir chinois dans l'Asie-Pacifique.
 
Plus d'un chef d'État et de gouvernement de l'Union européenne pense aujourd'hui que l'opération spéciale de décapitation politique de l'Ukraine, vise ce même objectif, bien que les européens portent une partie des responsabilités pour ne pas avoir entendu ni satisfait les revendications d'égale sécurité de la Russie, depuis l'effondrement de l'URSS.  Ainsi derrière la crise de l'Ukraine le test de la sécurité européenne a pour objectif la relation entre la Russie et l'Allemagne et de façon plus large, le bras de fer mondial entre le multilatéralisme occidental et le multipolarisme eurasiatique, autrement dit, la forme de gouvernement démocratique et la forme autocratique.
 
 
Bruxelles le 27 février 2022

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