Le difficile pivot russe vers l’Est



Publié par Jordi Lafon le 9 Mai 2016

La plus grande réussite de la Russie au lendemain de la Seconde guerre mondiale, reposait sur le développement des relations avec son voisin chinois. Alors que l’influence de la Russie décline sur tous les fronts, les liens entre les deux pays deviennent de plus en plus forts, créant des conditions favorables pour un rapprochement dans de nombreux domaines, en particulier sur les questions d'approvisionnement gazier. Mais tout ne se passe pas comme prévu pour le Kremlin.



La Sibérie pourrait contenir les plus importantes réserves de gaz de la planète, non loin de la Chine (Creative Commons)
Récemment, c’est le partenariat économique, particulièrement dans le domaine énergétique, que Moscou a souhaité développé avec Pékin. Une telle collaboration semble tomber sous le sens, la Russie détenant 50% des ressources minières et d’hydrocarbures de la planète et la Chine constituant le plus important marché mondial. Les motivations sont nombreuses : il s’agit bien sûr de contrer l’influence du géant américain, mais surtout, pour la Russie, de devenir moins dépendant du marché européen (70% des exportations de gaz russe étaient dirigé vers le vieux continent en 2008). Deux évènements en 2014 vont conforter la Russie dans la poursuite de cet objectif : la mise en place de sanctions économiques par l’Union européenne et les Etats Unis suite à l’annexion de la Crimée ; et la signature d’un contrat dit « contrat du siècle » sur la fourniture de gaz à la Chine.
 
Soucieux de le faire savoir à l’opinion publique, nationale comme internationale, Vladimir Poutine annonce en grandes pompes la signature de cet accord et en évoque de nombreux autres dans les mois et les années à venir. Depuis le Kremlin a connu plusieurs désillusion et le pivot vers l’est apparaît beaucoup plus compliqué que l’espérait la Russie.
 
Le Turkménistan avant la Russie
 
Le contrat de mai 2014 signé entre Gazprom et la China National Petroleum Corporation (CNPC) portait sur la construction du gazoduc « Force de Sibérie » reliant la Russie à la Chine. Il était annoncé qu’il acheminerait 38 milliards de mètres cube (Gm3) de gaz par an. Pourtant cette quantité désigne la quantité maximale qui, comme l’a révélé en 2015 Vitali Markelov, vice-président de Gazprom, ne sera pas atteint avant 2031. En attendant, environ 10 Gm3 seront livrés en 2020, 15 en 2021 et 22 en 2024. La qualification de « contrat du siècle » semble donc quelque peu surestimée.
 
D’autant que la Russie n’est pas le seul pays exportateur de gaz à souhaiter répondre à la demande chinoise. Depuis 2009 le Turkménistan a signé plusieurs accords avec la CNPC, le gazoduc inauguré en 2010 a été construit en 27 mois seulement et a permis d’exporter 24 Gm3 en 2013. Aujourd’hui leur partenariat est en plein essor : l’objectif est d’atteindre 65 Gm3 d’exportation en 2020. La Chine semble donc largement privilégier son partenariat avec le Turkménistan plutôt qu’avec la Russie.
 
D’autre part, le projet « Force de Sibérie » connaît des difficultés, au moment de la signature, l’accent a été mis sur le paiement en avance par la Chine de 25 milliards de dollars pour les livraisons à venir mais six mois plus tard Gazprom a reconnu que cette avance n’était plus d’actualité. Or, en parallèle, les sanctions occidentales contre la Russie portant sur l’accès aux marchés financiers risquent de grever lourdement la capacité de la compagnie de gaz russe à financer elle-même le gazoduc.
 
Chercher une véritable alternative
 
Mais la principale incertitude concernant ce contrat reste sur le prix au m3 que la Chine serait prête à payer. Le chiffre le plus souvent avancé est d’environ 10 dollars les 1 000 m3. Or, à ce prix, la construction du gazoduc est tout juste rentable. Les projections effectuées par Gazeta (journal russe) en 2010 estimaient à 2,3 dollars le coût d’extraction de 1 000 m3. Vladimir Milov, dans son étude pour l’IFRI, l’estime plutôt à 4 dollars. Si le coût d’acheminement du gaz jusqu’à la frontière chinoise est supérieur à 5 dollars les 1 000 m3, cela ne laisse plus aucune marge à Gazprom et l’économie entière du projet peut être remise en question. Ce calcul expliquerait pourquoi Gazprom a demandé une exonération au gouvernement chinois sur les principales taxes applicables à « Force de Sibérie ». Ces mauvaises estimations s’expliquent par la chute du cours du pétrole que les Russes voyaient sûrement comme temporaire.
 
Cet accord ne constituerait donc pas une alternative au marché européen. Autre possibilité pour la Russie : « dérouter » le gazoduc de l’Altaï ou « route de l’ouest » et gonfler ainsi à moindre frais les volumes envoyés en Chine. Ce dernier offre en effet la possibilité d’acheminer le gaz des gisements de Sibérie occidentale non plus vers l’Europe mais vers l’Asie. « Force de Sibérie », de son côté, prend sa source dans les gisements de Sibérie orientale : il est trop éloigné de l’Europe pour pouvoir l’approvisionner. La destination « choisie » du gaz de l’Altaï constitue donc un véritable moyen de pression sur le vieux continent. Mais malheureusement, la Russie n’a connu aucune avancée sur ce dossier avec le Chine depuis le début des négociations en 2006. Les raisons sont multiples, mais la principale repose sur le fait que l’ouest de la Chine, destination prévue du gaz de l’Altaï, n’a pas besoin de gaz, contrairement à l’est dont la demande sera comblée par « Force de Sibérie » et par le Turkménistan.
 
Les Européens restent de meilleurs clients
 
Pour ce qui est du pétrole il en va de même. L’Europe est le principal destinataire des exportations russes et le Kremlin souhaiterait voir en la Chine une alternative. Le problème reste le même, la logistique actuelle fait qu’il est plus pratique de livrer le pétrole en provenance de Sibérie Occidentale et des autres régions productrices (la Volga, l’Oural, le bassin de Timan-Pechora, la Caspienne du Nord) à l’Europe plutôt qu’à la Chine. La Chine ne constitue un débouché que pour la Sibérie orientale, là encore.
 
Ainsi Moscou ne parvient pour l’instant pas à faire de la Chine une alternative crédible à l’Europe tant en matière d’exportation que de financement et ce pour des raisons simples : les prix à l’exportation sont nettement plus favorables à la Russie lorsqu’elle vend à l’Europe plutôt qu’à la Chine et la Chine n’a pas réellement besoin d’acheter plus de gaz à la Russie. Les Russes risquent ainsi de rester encore dépendants des Européens durant de nombreuses années.
 
Sources :
http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/dossiers-pays/turkmenistan/presentation-du-turkmenistan/
http://www.diploweb.com/forum/sinorusse08043.htm
https://www.ifri.org/sites/default/files/atoms/files/ifri_rnv_86_fra_milov_energy_juin_2015.pdf



Jordi Lafon suit actuellement un double cursus à l’Institut de Relations Internationales Stratégiques (IRIS) et à l’Institut d’Etudes Européennes (Paris 8).

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