L’avertissement de Frederiksen est solennel. Elle a évoqué une Europe vulnérable face à des menaces multiples et un contexte stratégique instable. Mais cet appel ne signifie pas qu’il faille dissoudre les souverainetés militaires nationales dans un appareil européen unique. Au contraire, il met en lumière l’urgence de renforcer la capacité de chaque nation à défendre son territoire, tout en nouant des partenariats pragmatiques. L’histoire récente a montré que la défense n’est crédible que si elle repose sur des États forts, disposant de leur propre base industrielle et de leur autonomie de décision.
L’exemple du SCAF, programme franco-allemand d’avion de combat du futur, illustre parfaitement les limites d’une intégration forcée. Lancé en 2017 pour devenir le fleuron de l’aviation militaire européenne, ce projet est aujourd’hui englué dans des querelles industrielles et politiques. L’Allemagne reproche à Dassault Aviation de vouloir conserver un contrôle exclusif sur certaines briques technologiques. Airbus, côté allemand, revendique davantage de responsabilités et dénonce une gouvernance déséquilibrée. Les négociations achoppent sur la propriété intellectuelle, le partage des charges de travail et la souveraineté sur les savoir-faire critiques.
Au lieu d’incarner une « Europe de la défense », le SCAF révèle la réalité : aucun État n’est prêt à abandonner ses atouts stratégiques les plus sensibles. La France veut protéger la supériorité acquise avec le Rafale et Dassault. L’Allemagne, de son côté, exige une répartition industrielle qui reflète son poids économique. L’Espagne tente d’exister dans cette équation déjà conflictuelle. Ces divergences ne sont pas un accident, mais l’expression d’intérêts nationaux irréductibles. Croire qu’on pourra les effacer dans un grand projet fédéral est une illusion.
La déclaration de Frederiksen prend donc une signification particulière : le danger est bien réel, mais il appelle à une stratégie de nations fortes, pas à une dilution technocratique. La souveraineté ne se partage pas, surtout en matière militaire. L’OTAN fournit déjà un cadre multilatéral où chaque pays conserve sa liberté d’action tout en coopérant. Rien n’empêche l’Europe de bâtir des coopérations bilatérales ou trilatérales ciblées, mais sans créer une structure de commandement centralisée qui finirait par neutraliser les intérêts stratégiques des nations.
Une défense crédible doit partir du réel : chaque État doit d’abord investir massivement dans ses propres capacités, renforcer son industrie nationale, protéger ses brevets, développer ses chaînes logistiques critiques. Ce n’est qu’une fois ces bases assurées que des coopérations peuvent être envisagées, sur la base de contrats clairs et équilibrés.
L’Europe est confrontée à des menaces hybrides sans précédent depuis la Seconde guerre mondiale, mais la réponse ne peut pas être une armée européenne supranationale qui affaiblirait les États. Elle doit au contraire reposer sur le renforcement des souverainetés nationales, combinées à des coopérations pragmatiques et réversibles. Une Europe forte n’est pas une Europe qui dissout ses nations dans un ensemble bureaucratique, mais une Europe de nations solides, capables d’agir ensemble quand leurs intérêts convergent.
L’avertissement danois doit donc être entendu pour ce qu’il est : un signal d’urgence. Mais c’est aux nations, et non à une entité abstraite, qu’il revient de relever le défi. L’avenir de la sécurité européenne dépendra moins de slogans fédéralistes que de la capacité de chaque pays à réinvestir dans sa défense, à protéger son industrie, et à entrer dans des partenariats choisis, et non subis.
Sources :
The Guardian, « Europe in 'most dangerous situation' since second world war, Danish PM warns » (01/10/2025).
AP News, « Denmark warns that Russia is waging a hybrid war on Europe, as EU leaders hold security talks » (01/10/2025).
Le Monde, « Le projet franco-allemand d’avion de combat du futur plus menacé que jamais » (02/10/2025).