"L'école des nouveaux espions" : l'interview exclusive de Nicolas Moinet



Publié par La Rédaction le 29 Septembre 2025

Avec "L’école des nouveaux espions", Nicolas Moinet éclaire les enjeux de l’intelligence économique à l’heure des affrontements informationnels. Un essai vif et documenté qui interroge la place de la France dans la guerre économique mondiale.



1/ Nicolas Moinet, vous êtes praticien-chercheur reconnu en intelligence économique et co-fondateur de l’École de Pensée sur la guerre économique. Vous publiez chez VA Éditions L’école des nouveaux espions, un récit personnel et collectif mêlant témoignages et réflexions sur notre culture du renseignement. Qu’est-ce qui vous a conduit à orienter vos recherches vers l’intelligence économique ?


Mon orientation vers l’intelligence économique relève d’une rencontre qui doit peu au hasard. Tout a commencé lorsque je suis tombé sur un livre aux lettres rouges sur fond noir : La machine de guerre économique de Christian Harbulot. Des mots-clés comme « renseignement », « désinformation » et « influence » m’ont immédiatement intrigué. Cependant, la phrase qui a véritablement emporté ma décision fut l'annonce du lancement de la « première école française d’intelligence économique ». Cet ouvrage m'a révélé un quasi-monde parallèle, loin des théories économiques aseptisées que j'avais étudiées. Cette découverte faisait écho à une amertume personnelle, née de l’échec des pionniers français de la micro-informatique, qui m'avait déjà amené à me demander pourquoi notre « matière grise hexagonale » ne parvenait pas à conquérir ces nouveaux marchés. La rencontre fortuit avec Christian Harbulot, par l'intermédiaire d'un camarade, a scellé mon destin en m'ouvrant les portes d'un stage passionnant qui a confirmé ma voie.


2/ Grâce à vos nombreux témoignages, nous comprenons que le risque d’espionnage est devenu permanent, si ce n’est omniprésent. En infiltrant des réseaux d’entreprises, certains pays ont même réussi à monter considérablement en puissance. Est-il possible de faire de l’intelligence économique une « discipline publique » ?


Oui, non seulement c'est possible, mais c'est une nécessité absolue pour laquelle je plaide ardemment. L'intelligence économique ne doit pas rester l'apanage de quelques initiés. Des pays comme le Japon ou l'Allemagne nous ont montré la voie en faisant de l'information économique un levier de leur compétitivité nationale. Leur supériorité repose sur un maillage dense d'acteurs publics et privés qui travaillent « main dans la main » pour l'intérêt de puissance national, constituant de véritables machines de guerre économique. En France, le rapport Martre de 1994 a été une première étape cruciale pour poser le problème de la compétitivité sous cet angle et tenter de « décriminaliser » le terme « intelligence ». La création du Comité pour la Compétitivité et la Sécurité Économique (CCSE) a ensuite marqué la volonté de l'État de piloter une démarche coordonnée. Mais il faudra attendre le rapport Carayon et la nomination d’Alain Juillet comme Haut Responsable à l’Intelligence Économique pour qu’une véritable politique publique soit mise en œuvre. Beaucoup reste à faire et le défi est toujours à relever. Et pour y parvenir, il nous faut bâtir une véritable culture nationale du renseignement qui infuse toute la société, des entreprises aux administrations.


3/ Certains analystes, comme Christian Harbulot, annonçaient déjà en 1992 une mutation du renseignement traditionnel vers une intelligence économique, passant d’une « culture fermée à une culture ouverte de l’information, ainsi que d’une culture individuelle à une culture collective ». Pourtant, les Français ne semblent pas avoir emprunté le bon sentier, ou du moins pris la bonne dynamique. Comment expliquez-vous ce retard dans la prise de conscience ?


Ce retard s'explique principalement par un profond déficit culturel. En France, nous n'avons longtemps pas compris la véritable nature du renseignement, le réduisant à l'image d'Épinal de l'espionnage et des « cabinets noirs ». Notre culture de la décision est également en cause : un chef décide d'abord, et se renseigne éventuellement après, rejetant souvent l'information qui contredit sa décision initiale. À cela s'ajoute une forme de déni de la part d'une partie de nos élites, qui ont longtemps préféré un discours pseudo-universel sur la libre concurrence plutôt que d'admettre la réalité des rapports de forces. Enfin, je pense que l'arrogance française est également un frein majeur. Convaincus d'être les meilleurs, nous avons du mal à tirer les leçons de nos échecs. Ceux-ci sont pourtant nos meilleurs professeurs.

4/ Face à la montée des tensions à l’échelle mondiale et des nouvelles formes de combats, la France doit se positionner et s’armer en conséquence. Or, nombreux sont les pays à ne pas avoir le même référentiel de valeur, d’où la nécessité de développer sa propre école d’intelligence économique. Sur quoi pourrait-elle se baser ?
Une école d'intelligence économique « à la française » doit reposer sur ce que nous avons tenté de construire avec le Master Intelligence Économique de l’université de Poitiers ou l'École de Guerre Économique (EGE) : une doctrine, une culture et une communauté. La doctrine doit être claire : l'économie est un champ traversé par des rapports de forces et des intérêts de puissance, loin des visions naïves. La culture à transmettre doit corriger nos faiblesses nationales en inculquant un esprit combatif, la maîtrise du risque, l'art de la ruse et, surtout, la capacité à travailler en équipe. Il s'agit d'élever le « moi à la puissance nous ». Cette école doit s'inspirer de la méthodologie du cycle du renseignement héritée de notre Défense nationale, qui offre un cadre rigoureux pour l'action. Elle doit enfin former une communauté soudée de professionnels, un réseau capable d'agir collectivement et de créer un véritable effet de levier pour la compétitivité de nos entreprises et de notre nation.


5/ La fin de votre ouvrage est une assertion claire : « L’intelligence économique n’est plus une option. » Face aux géants économiques comme les USA ou la Chine, en va-t-il de la survie de notre pays ?


Oui, absolument. Il s'agit bien de la survie de notre souveraineté et de notre modèle social. Affirmer que l'intelligence économique n'est plus une option est un constat lucide face à la réalité de la guerre économique mondiale. Nous faisons face à des puissances comme les États-Unis ou a Chine, qui disposent de redoutables machines de guerre économique. Les premiers n’ont pas hésité à instrumentaliser le droit pour affaiblir nos entreprises, comme dans l'affaire Alstom. L'ancien président François Mitterrand disait lui-même : « nous sommes en guerre avec l’Amérique. Oui, une guerre vitale ». De l'autre côté, la Chine est désormais une « rivale systémique » qui a su développer ses propres stratégies offensives. Ignorer cette réalité, c'est choisir de subir. C'est se condamner à gérer une série de défaites stratégiques qui érodent notre indépendance. Dans ce contexte, maîtriser l'intelligence économique n'est pas un choix, mais une condition impérative pour ne pas être englouti.
 
 

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