L’affaire Concordski, un pillage de très haut vol au service de la Guerre Froide



Publié par Paola Balsimelli le 13 Juillet 2022

5 juin 1969. L’avion supersonique soviétique Tu-144 s’envole et est le premier avion de ligne à passer le mur du son au grand dam de son concurrent européen direct, le Concorde, qui ne parviendra à signer pareille performance que cinq mois plus tard. Étonnant, lorsqu’on sait que le projet franco-britannique avait une sérieuse longueur d’avance.




L’affaire a tout d’un bon roman d’espionnage : science des caches, abc du métier du parfait agent ou encore guerre des médias, la règle dans le domaine. En 1962, dans le contexte d’opposition des blocs Ouest et Est, la France et la Grande-Bretagne se lancent dans la construction d’un avion supersonique dans le plus grand secret. Forte de ses succès spatiaux, l’URSS se met en tête de rivaliser et, dès l’année suivante, Nikita Khrouchtchev missionne l’ingénieur Andrei Tupolev sur le projet. Les Russes feront décoller le prototype du Tupolev Tu-144 le 31 décembre 1968, soit soixante et un jour avant le premier vol du Concorde. La ressemble entre les deux supersoniques est si frappante que ses détracteurs surnomment alors le Tupolev « Concordski ». Pour les gouvernements français et britanniques, l’explication de la naissance prématurée du Tu-144 est claire : le frère-jumeau russe du Concorde serait le fruit d’un espionnage industriel bien ficelé, effectué en grande partie dans les usines françaises de Sud-Aviation et orchestré par le GRU (Direction générale des renseignements russe).
 
Retour sur les coulisses d’une opération rondement menée. En décembre 1965, le directeur du bureau parisien de la compagnie soviétique Aeroflot, Serguei Pavlov, est arrêté en possession des plans détaillés des freins, du train d’atterrissage et de la cellule du Concorde. Son expulsion de France, bien que passée sous silence, est la résultante d’une longue enquête de la D.S.T. (Direction de la Surveillance du Territoire français). La mission, appelée « Bulle d’air », aurait été menée par au moins trois agents et aurait permis à l’URSS d’avoir accès à des documents confidentiels sur le développement du Concorde.
L’allemand Herbert Steinberg récoltait les informations dans l’usine toulousaine de France Aviation tandis que Godfrey Connay et Alfred Kenneth travaillaient depuis l’Angleterre. Des espions russes se faisant passer pour des touristes expédiaient ensuite les microfilms cachés dans des tubes de dentifrice à bord du train Ostende-Varsovie.  Au-delà, c’est la cabine des WC d’un wagon de première classe qui leur servait de boîte aux lettres. Les uns et les autres furent arrêtés par la D.S.T. ou l'Intelligence Service, puis jugés à huis clos. D’autres agents furent soupçonnés, filés, sans que jamais nulle preuve ne soit apportée. Pavlov, lui, fut condamné par la Cour de sureté de l’Etat français à 5 ans de réclusion. Mais les déboires du projet Concorde ne s’arrêtent pas là : les fuites d’informations se poursuivent.
12 ans plus tard, en 1977, Sergei Fabiew, directeur de la Société générale d’études et de réalisations industrielles (SERGI) est arrêté, pour avoir subtilisé des années auparavant de précieuses informations sur le Concorde à l’un de ses clients, l’avionneur Dassault. L’homme aurait été à la tête d’une large entreprise de recueil de renseignements techniques et scientifiques édifiée par le KGB afin de combler le retard du camp de l'Est dans des secteurs stratégiques, et réaliser d'indispensables économies en matière de recherche et développement. Le réseau avait notamment à son actif le vol des plans de modèles de voitures conçues par Fiat en Italie.
 
Mais si cet espionnage de grande ampleur aura sans doute permis aux Soviétiques de rattraper leur retard, il n’en reste pas moins que leur projet de créer et commercialiser un leader supersonique est resté plus qu’inabouti. En effet, le programme de développement du Tupolev subit un premier revers le 3 juin 1973 en France au Salon du Bourget. Ce vol, tant attendu des Soviétiques, devait servir d’apparat pour prouver à l’Occident la supériorité russe en matière de progrès scientifiques. Sous pression de ses supérieurs, le pilote effectue des manœuvres trop risquées le menant à perdre le contrôle de son avion qui viendra s’écraser à Goussainville, détruisant une quinzaine de maisons, une école, tuant les six membres d'équipage et huit personnes au sol.
En 1977, une première ligne reliant Moscou à Alma-Ata au Kazakhstan est finalement ouverte aux passagers. Mais à nouveau un appareil s’écrase en 1978. Le crash est alors utilisé par le gouvernement russe, insatisfait de la faible rentabilité du Tu-144 pour le retirer définitivement des vols commerciaux. Il ne continuera à être exploité que pour le fret et ce jusqu’en 1983. L’exploitation commerciale du « Concordski » s’est donc résumée à 55 allers retours entre Moscou et Alma-Ata et 3194 passagers transportés. Le Concorde, quant à lui, a volé encore deux décennies avant que la catastrophe de 2000 faisant 113 morts ne lui soit elle aussi fatale.
 
Aujourd’hui, un doute persiste sur le fondement de ces explications. Certains iront même jusqu’à dire que l’histoire a été confectionnée de toute main par les gouvernements français et britanniques dans un contexte de lutte idéologique pour diaboliser leur ennemi. Quoi qu’il en soit, la fin de la Guerre Froide mettra un terme aux projets trop coûteux et peu rentables : le Tu-144 et le Concorde, fierté de l’Union soviétique et triomphe de la coopération franco-britannique, ont pris leur retraite. Hier instruments de propagande, ils ne sont plus que des témoins d’une histoire que l’on croyait passée, mais qui semble aujourd’hui plus que jamais renouvelée.
 
 
 

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