Interventionnisme américain au Tchad, quelle place pour la France ?



Publié par Lauria Zenou le 8 Avril 2021

Officier supérieur de l'armée de Terre, Damien Mireval connait bien le théâtre d'opérations tchadien. Spécialisé dans le renseignement et les relations internationales, il est aussi docteur en histoire moderne et contemporaine. Ces connaissances tant pratiques que théoriques l'ont mené à l'écriture d'un ouvrage: " Tchad les Guerres Secrètes de la France" paru chez VA Editions.
Il a accepté de répondre à nos questions sur la présence américaine au Tchad depuis les années 1980. Entre guerre par proxy et influence française, il décrypte avec nous les enjeux auxquels les troupes françaises ont du faire face.



Pour compléter cette interview, écoutez le podcast VA-DE MECUM sur l'exécution du commandant Galopin. Le 5 avril 1975, le commandant Galopin est mort en service commandé, mort pour la France, lors d’une mission. Le commandant Galopin a été enterré au fond de l’Ennedi, une succession de massifs dans le Sahara. La légende raconte qui est mort au garde-à-vous dans une dignité qui aurait même impressionné ses bourreaux.


L’ingérence croissante des USA au Tchad dans les années 1970-1980 était-elle légitime ?

À l’orée des années 1970, la France est en pleine intervention « de police » au Tchad pour restaurer la sécurité et contrôler la remise en marche de l’administration, à la demande du président tchadien Tombalbaye. Ce pays est indépendant depuis une dizaine d’années et ses liens avec la France poussent à ne pas le laisser aux prises avec sa rébellion et le chaos qui se profile. Côté américain, le Tchad ne représente aucun intérêt, hormis son positionnement de voisin de la Libye. En effet, Kadhafi a pris le pouvoir en 1969 et les USA le considèrent comme l’État-voyou absolu qui déstabilise la région et génère un terrorisme d’État extrêmement dangereux. Ainsi, dans la stratégie globale des Américains contre la Jamahiriya, le flanc sud n’est qu’une pièce du plan de campagne. Par la force des choses, et avec l’obsession de Kadhafi à conquérir le Tchad ou l’absorber (en commençant par la bande d’Aouzou), ce pays devient le talon d’Achille à travers lequel les Américains espèrent renverser le dictateur.

La France, quant à elle, considère le tyran libyen comme le vecteur d’une subversion menaçant Fort Lamy (N’Djamena en novembre 1973) et ses voisins sahéliens. Elle va donc lutter contre lui, mais de manière assez diffuse, voire schizophrène, ne perdant pas de vue qu’il s’agit d’un bon client pour les matériels militaires…
Dans ce contexte, la France rechigne à mener une intervention militaire ou une ingérence trop visible contre Kadhafi. Elle avait bien trop à faire au Tchad, entre les opérations militaires quotidiennes, la coopération, la Mission de Réforme Administrative (MRA)… Elle ne voit donc pas d’un bon œil l’intervention américaine, feutrée et secrète d’abord, puis de plus en plus virulente et militaire. Sans qualifier la politique américaine d’illégitime, elle est surtout un irritant qui va compliquer les relations bilatérales entre les deux pays.
 

L’arrivée des troupes américaines en zone tchado-libyenne a-t-elle été un facteur d’affaiblissement de l’influence française en Afrique ?

À travers l’étude des archives diplomatiques et militaires de l’époque, et les entretiens avec de grands témoins français, tchadiens et américains relatés dans le livre, la lutte d’influence entre la France et les USA apparaît bel et bien réelle. À mille lieues de l’excellente coopération militaire qui a cours actuellement, et dont l’exercice majeur Warfighter est une illustration parfaite (la troisième division française intégrée au sein du troisième corps d’armée américain pour un exercice de haute intensité en avril 2021), Paris et Washington ne parviennent pas dans les années 1970-1980 à s’entendre sur la conduite à tenir face aux velléités libyennes sur le Tchad.

Plus que le déploiement de troupes américaines, qui n’a pas été significatif, c’est l’insertion de conseillers-formateurs, agents de la CIA, et d’armement qui est venu concurrencer dans une certaine mesure la politique française.

Certes, plusieurs équipements américains de pointe, comme les missiles Stinger, ont été acheminés par les Américains, confiés aux Français pour qu’ils soient servis par des soldats de l’armée tchadienne, mais en parallèle la CIA formait une troupe de revers composée de prisonniers et de défecteurs libyens sans en référer à Paris… Il aura fallu un sursaut politico-diplomatique pour que le double jeu soit jugulé et que Paris reprenne la main. Cet épisode méconnu et relaté notamment par l’ancien directeur de la DGSE Mr Silberzahn, est détaillé et explique donc le fait que la politique américaine en zone tchado-libyenne n’a pas affaibli l’influence française, à la différence d’autres zones d’Afrique où les USA ont eu un effet d’éviction.

La guerre par proxy menée par les États-Unis au Tchad contre l’influence de Kadhafi a-t-elle permis à la France de se maintenir ou, au contraire, l’a-t-elle encombrée ?

Cette question rejoint un peu la précédente, car dans le cadre espace-temps qui nous intéresse, les acteurs étaient nombreux et évidemment non coordonnés. Heureusement pour le Tchad et pour la France, leurs adversaires étaient globalement les mêmes, à savoir les Libyens et leurs proxy. Dans les confins désertiques du Nord tchadien cohabitaient et se battaient dès lors les militaires français, les mercenaires, les agents de la CIA, les soldats tchadiens, les formateurs, avec face à eux des soldats libyens, la légion islamique, des conseillers soviétiques, des Cubains et des Allemands de l’est. Dans ce maelström, la guerre menée par les Américains n’a pas dérangé militairement les opérations françaises ou tchadiennes, car elle est restée relativement discrète. En revanche elle a enjoint à la France d’intervenir plus franchement contre Kadhafi avec une pression forte et insistante de la part du personnel diplomatique américain à Paris et N’Djamena.

Par ailleurs, et c’est le résultat de ce conflit atypique et méconnu, ce théâtre d’opérations (Borkou-Ennedi-Tibesti et le désert sud-libyen) s’est avéré crucial pour la montée en gamme de l’armée française et pour dresser le constat de nécessaires évolutions urgentes en matière de renseignement et d’indépendance stratégique. Hélas, et c’est une des thèses défendues dans le livre, les retours d’expérience du Tchad et de la Libye n’ont pas été – comme souvent – pris en compte. Il faudra attendre la fin de la « guerre du Golfe » et de l’opération Daguet pour que la France crée la Direction du Renseignement Militaire et le Commandement des Opérations Spéciales (1992).

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