Ingérence économique : la connaître, la reconnaître et la détecter



Publié par Corentin Martin le 30 Juin 2023

Comment s’organise la contre-ingérence économique en France ?



La notion d’ingérence économique trouve ses origines dans le verbe « s’ingérer de quelque chose », aujourd’hui tombé en désuétude. Emprunté au latin ingerere (verbe qui signifie « imposer quelque chose à l’attention de/s’imposer à quelqu’un »), le verbe « s’ingérer de » trouve la première définition dans l’article 39 de l’Ordonnance des Rois de France, Tome 3 : « s’introduire indûment [dans quelque chose ou dans les affaires de quelqu’un], sans en être requis ou en avoir le droit ».

En sciences politiques, l’ingérence (sous-entendue étrangère) correspond à l’influence active, directe ou indirecte, d’une puissance étrangère dans les affaires d’un État souverain étranger (influence d’une élection ou d’une décision politique par exemple). L’ingérence économique concerne donc la transposition de la notion d’ingérence [étrangère] dans les processus de décisions des entreprises voire dans les processus de régulation économique.

Dans un premier temps, on peut délimiter l’ingérence économique par les acteurs qu’elle concerne spécifiquement : les entreprises du tissu économique en général, plus précisément les entreprises nationales (parmi lesquelles des entreprises nationales revêtant un caractère stratégique) et les entreprises étrangères (liées ou non à des organisations étatiques) mais également l’Etat et ses instances de régulation économique. Ainsi, on remarque que l’ingérence économique comporte un caractère hybride, à mi-chemin entre l’économique et le politique, ainsi qu’une dimension étatique (au sein des organes de régulation notamment) mais aussi une dimension microéconomique et entrepreneuriale au sein des entreprises.

De façon analogue à l’ingérence politique, l’ingérence économique se caractérise par une menace sur l’indépendance des processus de décisions des entreprises et aussi sur l’impartialité des instruments de régulation, la fuite de technologies et de savoir-faire qualifiés de stratégiques, voire l’espionnage industriel, le sabotage, la corruption etc.

Ces menaces prennent aussi plusieurs visages : celui d’entreprises sous contrôle étranger (de façon directe ou indirecte), d’agents étrangers présents sur le territoire, d’organisations liées à des puissances étrangères. L’ingérence économique a notamment des effets concrets sur l’économie : sur les finances publiques, sur la compétitivité des entreprises donc leur croissance et leur attractivité, cette dernière reposant également sur la sécurité économique.

Si l’ingérence économique s’inscrit dans la notion de guerre et de menace hybrides, elle recoupe les rapports géopolitiques et les retranscrit dans le champ économique : les alliances se caractérisent par une forte concurrence, les tensions et les rivalités par une forme de guerre économique dont l’ingérence économique est l’une des armes. La contre-ingérence, c’est donc une discipline qui vise à lutter contre toutes les formes d’ingérence économique sur un territoire donné. Regardons de plus près quels sont les outils de la contre-ingérence économique en France et en quoi la multiplication et l’intensification des menaces font de la contre-ingérence un atout indispensable pour un pays aux prétentions comme celles de la France à l’international.

L’ingérence économique concerne plusieurs acteurs sur le territoire : les entreprises qui y perçoivent une menace sur leur compétitivité, en particulier les entreprises technologiques, mais surtout les entreprises liées aux intérêts stratégiques de l’État (BITD, approvisionnement en ressources stratégiques et en énergie,…).

L’État joue un rôle d’arbitrage, de régulation et de surveillance de l’environnement économique. Il dispose ainsi de services dédiés à l’élaboration d’une politique nationale de contre-ingérence. Cette politique repose alors sur l’identification des menaces, des vulnérabilités sur lesquelles elles reposent. D’un autre côté, les entreprises se chargent de leur politique de protection contre l’ingérence économique, s’appuyant sur les travaux des services de l’État. L’État dispose ainsi de la Direction du Renseignement et de la Sécurité de la Défense pour mener des activités de contre-ingérence économique.

Pour la Direction du Renseignement et de la Sécurité de la Défense (DRSD), la contre-ingérence « vise à déceler les intentions adverses en identifiant et en neutralisant toute menace pouvant conduire à des actes hostiles de la part d'organisations, de groupes ou d'individus isolés ». La DRSD concentre notamment son action sur les entreprises de la Base Industrielle et Technologique de Défense (BITD). En ce qui concerne la protection du patrimoine économique et scientifique, c’est davantage la DGSI qui officie en tant que service de l’État dans les missions de contre-ingérence économique. De façon analogue, elle cherche à collecter des renseignements dans le but d’identifier les vulnérabilités auxquelles les entreprises du territoire sont exposées.

La DGSI et la DRSD conduisent des missions d’appui-conseil aux décideurs (notamment lors de prises de décisions stratégiques) et conduisent des campagnes de sensibilisation dans les entreprises afin d’inculquer les bons réflexes (cloisonnement de certaines informations, politique d’accès aux données sensibles, hygiène numérique, etc.).

Du côté des entreprises, en particulier les entreprises liées à la recherche, les questions de contre-ingérence économique s’apparentent davantage aux risques cyber, à l’espionnage technologique et industriel ainsi qu’aux tentatives de déstabilisations étrangères. De façon analogue à ce que font certains cabinets d’intelligence économique, les services de l’Etat rédigent des lettres d’information économique ou des flashs ingérence envue d’alerter sur les derniers sujets de préoccupation en matière de contre-ingérence économique.

Avec le développement des activités d’intelligence économique, la question de la contre-ingérence prend une toute nouvelle dimension, dans un contexte où l’information constitue une ressource indispensable à la survie d’un acteur sur le marché. La réflexion s’opère sur l’information qui fuite d’une manière ou d’une autre de l’entreprise vers l’une de ses concurrentes qui a missionné un cabinet d’intelligence économique.

Désormais, il devient fréquent pour certains employés, cadres et décideurs d’être approchés, tamponnés par des cabinets d’intelligence économique missionnés par des entreprises concurrentes. L’enjeu pour les entreprises, notamment les plus petites, c’est de se prémunir contre ce risque qui est amené à s’accroître.

A mesure que se développent les actes de guerre économique, l’État a également un rôle de surveillance et de protection envers les entreprises du territoire, les manœuvres de guerre économique concernant, par définition, un État contre un autre au moyen de leur puissance économique et de leurs entreprises. L’État dispose notamment du Service de l’Information Stratégique et de la Sécurité Économique (Sisse), créé en 2016 et chargé d’élaborer la politique de sécurité et de protection des intérêts économique de la France : le Sisse se définit comme la tour de contrôle de ce dispositif de protection.

Il apparaît en effet de plus en plus crucial de se prémunir contre les incursions de puissances étrangères hostiles dans les affaires économiques. La Russie et la Chine constituent des menaces importantes et représentent une menace cyber considérable entre autres. La montée de la rhétorique entre ces pays et le monde occidental accroissent les risques d’escalades et les manœuvres de déstabilisation économique, notamment par le bouleversement des circuits d’approvisionnement énergétiques qui mettent en difficulté tout un pan de l’énergie et contre lequel il appartient de se protéger.

D’une manière générale, il semble primordial de créer une « culture de défense » au sein des entreprises afin de développer les bons réflexes de contre-ingérence. La contre-ingérence ne doit ainsi pas être vue comme une dépense de circonstance répondant à une menace ponctuelle mais comme un investissement qui permet de répondre sur le long terme à des menaces graduellement plus sournoises pour nos mécanismes de protection.

La contre-ingérence constitue ainsi un enjeu contemporain majeur. Après une longue phase de mondialisation, le modèle de la concurrence économique au service de la paix semble s’effondrer au profit d’une situation de confrontation voire de conflictualité qui se traduit par une compétition féroce entre les entreprises, et ce parfois hors des règles.

Au sein de cette compétition s’opère une guerre économique caractérisée par de l’espionnage massif, des manœuvres de déstabilisation. Voire des sabotages comme le laisserait présager l’incendie d’une usine de drones survenu en Lituanie le 7 février dernier, laissant curieusement penser à un acte de sabotage de la part de la Russie.

La question de devoir redouter de tels actes sur le sol français n’est cependant pas pertinente : le risque existe et désormais on ne saurait compter sur notre seule dissuasion militaire pour s’en émanciper. La question d’une escalade diplomatique entre l’Europe et la Russie pose également la question d’une escalade dans les actes coercitifs commis sur le champ de bataille économique, avec la recherche d’un effet d’attrition sur l’adversaire, et nous pouvons nous interroger sur la façon d’envisager la guerre et l’ingérence économiques d’un point de vue stratégique et diplomatique : quel effet majeur rechercher en matière de guerre économique ? En quoi cela peut-il servir la diplomatie ?
 

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