Hamas-Israël. Surprise tactique et implications stratégiques. Une approche aux répercussions mondiales



Publié par Irnerio Seminatore le 3 Janvier 2024

Auteur de "L'Europe, la multipolarité et le système international", Irnerio Seminatore revient sur la situation entre le Hamas et Israël.



Sur le « choix du moment »

Dans une situation mondiale à facettes multiples, la « surprise » sanglante du Hamas contre Israël, a visé, dans l’immédiat, les accords de normalisation entre l’Arabie Saoudite et l’Iran, sous l’égide de la Chine, qui avait pour but une stabilisation du Moyen-Orient et, à terme, le dilemme du remplacement du leadership américain sur l’Arabie saoudite et sur le Golfe. En effet, l’attaque du Hamas est intervenue le moment où la manœuvre chinoise et l’attention du monde arabo-musulman risquaient d’occulter l’isolement de la cible régionale de l’Occident, l’Iran et son influence sur la Syrie, le Liban (Hezbollah), la Cisjordanie et Gaza, risquant de faire basculer les rapports des forces du côté d’Israël. « Surprise » choisie, car tombant à un moment de « fatigue » du Congrès et de l’opinion américaine et conjointement européenne, face à l’engagement politique de soutenir indéfiniment l’Ukraine, après l’échec de la contre-offensive de Kiev contre la Russie. En effet ce soutien représente une distraction ultérieure des ressources par rapport à la priorité incontournable des États-Unis, la rivalité stratégique avec la Chine. Ainsi, dans les calculs du Hamas, ces ressources feraient défaut à Israël.

En termes de répercussions mondiales, l’impact de ces deux crises et de ces deux conflits, aux défis et conduites spécifiques, a fait passer le seuil de l’enjeu, du palier régional et local à une dimension systémique et mondiale, impliquant le Moyen-Orient, l’Europe, la Russie, la Chine, les États-Unis et l’Indopacifique.

Ainsi, trois pièges sont tendus simultanément à l’État d’Israël et à son avenir :

– Celui de la légitimité de l’existence à long terme de l’État hébreu dans la région, sans l’appui de l’Occident, de la Russie et de la Chine.

– Celui de la menace directe, représentée par une démographie défavorable et par une unité nationale en crise.

– Et, pour terminer, celui d’un chantage indirect croissant, venant du terrorisme anti-occidental et de l’antisionisme résilient


Les implications politiques et stratégiques

En effet, « le déluge d’Al Aqsa » (nom de code de l’attaque), risque d’être utilisé par l’Iran, ennemi juré d’Israël, pour engendrer une polarisation des sociétés musulmanes du Proche-Orient et susciter une onde de choc, auprès des agoras et des sympathisants arabo-musulmans pro-Hamas dans le monde, autour de mobilisations successives et, en particulier du « Al Qods day » annuel.

Par ailleurs les actions de Tsahal, concernant le siège et l’occupation totale de Gaza, avec le cortège de destructions, de morts et de mises en fuite des populations, durement affectées par le conflit, ne peuvent faire espérer au gouvernement actuel que la solution « locale » soit uniquement militaire et non politique, autrement dit, sans les garanties d’un rééquilibrage extérieur de la part des grandes puissances.


Échiquier mondial et rapports de force au Moyen-Orient

L’attaque du Hamas devient ainsi le syndrome d’une tendance plus large, caractérisée par l’instabilité et la violence qui s’étendent et se diffusent par l’interconnexion des théâtres de lutte et d’affrontement (Ukraine, Moyen-Orient, Haut-Karabakh, Indopacifique). Sur le plan régional, l’Arabie Saoudite affirme davantage sa position montante sur l’échiquier de la diplomatie mondiale et acquiert le rôle de principal interlocuteur régional des grandes puissances (Russie, Chine et Inde). En normalisant ses relations avec la Turquie et l’Iran, Ryad aurait contribué à faire adopter au monde arabe une ligne de neutralité vis-à-vis de la nouvelle équation qui oppose l’Occident collectif à l’axe russo-chinois, dont l’illustration dégradée est, en Europe, le conflit ukrainien et au Moyen-Orient, le dossier palestinien. Ce dernier, délaissé depuis deux décennies et réduit aux seuls enjeux sécuritaires, a rendu inopérante l’hypothèse, déjà précaire, d’une solution à deux États. Le succès tactique de la frappe du Hamas serait dû enfin au choix du moment, où l’attention internationale était concentrée sur la fin de la contre-offensive, manquée, de Kiev contre Moscou. Or, les grandes lignes de la Fédération russe sur l’échiquier du Moyen-Orient sont dictées par la considération qu’Israël fait partie de la sphère d’influence de Washington et lie la politique de l’État hébreu à la compétition géopolitique plus large de la Russie avec l’Amérique. La réaction d’Israël à Gaza a poussé le Kremlin à quitter le maintien d’une politique équilibrée à l’égard de Tel-Aviv, car cette assimilation minimise l’importance régionale d’Israël dans la déstabilisation et le chaos occidentaux et oblige Moscou à s’orienter vers des relations plus étroites avec l’Iran et ses alliés. Par ailleurs, le renforcement croissant des relations Russie-Iran, dues à l’intensification des investissements militaires réciproques (équipements militaires divers), fait de l’Iran et de l’Arabie Saoudite des pivots stratégiques précieux pour la gestion de l’ordre mondial. D’une part, le chaos israélo- américain est bénéfique pour la Russie en Ukraine, au niveau des médias et des ressources disponibles, de l’autre, la situation conflictuelle au Moyen-Orient accroît la colère dans le monde arabo-musulman contre l’Occident, favorisant Moscou dans l’établissement d’accords économiques et pétroliers avec Riyad et Bagdad. Cependant le revers de la médaille et donc les risques d’une extension du conflit à d’autres pays (Liban et Syrie), rend plus difficile le soutien de la Russie à Bachar El Assad et bien pernicieux le choix entre Israël et l’Iran. Par contre, la stabilité régionale permet au Kremlin de poursuivre ses partenariats avec les pays de la région au sein du Conseil de Coopération du Golfe (CCG) et des Émirats arabes unis (EAU).


Conséquences géopolitiques européennes et mondiales

La crise de Gaza a mis en évidence la fragilité géopolitique de l’Union européenne et a manifesté de profondes lignes de fracture au sein de France, Allemagne, Grand Bretagne, Espagne et Italie. Des réactions désordonnées, tant au plan social que politique, entre manifestations de soutien et évaluations des partis, ont scandées les prises de position sur les responsabilités de la crise et sur le déroulement de celle-ci, en particulier à propos des trêves humanitaires et des appels aux négociations pour la libération des otages.

Une difficulté singulière a constitué la définition d’une position commune, en ce qui concerne l’aggravation de la politique migratoire et, par conséquent le problème de sécurité numéro un de l’Union, l’embrasement de l’Europe. Cacophonie au sommet, car, si Madame von der Layen, présidente de la Commission a réitéré son appui à Israël, Joseph Borrel, Haut Représentant pour la Politique étrangère et de Sécurité de l’Union a exprimé sa compréhension pour une solution qui prévoit un gouvernement de l’autorité palestinienne, totalement discréditée, sur la bande de Gaza, après la fin de la crise actuelle. Contraste flagrant de l’Europe face à la position ferme de la Chine, qui a exprimé son soutien aux Palestiniens, dans le cadre de sa stratégie d’ouverture vers le « Sud global » et dans la défense de l’accord Iran-Arabie Saoudite, négocié sous sa tutelle bienveillante. Un mix de conséquences et d’enseignements, à des fins diplomatiques et stratégiques, a été dressé à l’usage des analystes et des décideurs et il concerne une série de domaines, dont voici une énumération, sûrement incomplète :

– Effet domino et affaiblissement de la position des États-Unis en tant que garants de la paix du monde

– Influence sur les élections américaines et européennes

– Renforcement de l’extrémisme islamique et international

– Exportation et embrasement du conflit en Europe et en Eurasie

– Échec du processus de pacification au Moyen-Orient

– Disparition du mythe sur l’invulnérabilité de Tsahal

– Transformation de la guerre hybride (assauts éclairs et utilisation de drones rudimentaires)

– Évolutions des luttes intestines Fatah-Hamas-Hezbollah

– Rupture du front anti-Poutine et de la coalition pro-Zelenski

– Impact sur l’économie et la finance mondiales

Cette analyse de la géopolitique internationale ne pourrait délaisser une appréciation plus fine des décompositions internes et des idéologies mobilisatrices nouvelles.


Benjamin Nétanyahou et la poudrière moyen-orientale

En ce qui concerne les élites politiques, une illustration significative peut porter sur la figure clé de Benjamin Nataniahou, décideur de l’école réaliste et néo-réaliste, dont les ascendants et les inspirateurs sont, pour le réalisme pur, Nicolas Machiavel, pour les théoriciens radicaux, V.Z. Jabotinsky, et pour les néo-réalistes modernes J.Mearsheimer. Le premier incarne la figure du Prince qui doit être mi-lion, mi-renard et savoir « entrer dans le mal », ou utiliser la force en cas de nécessité, afin d’éliminer les ennemis, en profitant toutefois de la « ruse » pour les subordonner aux objectifs voulus et les intégrer à la communauté internationale, le second, V. Z. Jabotinsky, fondateur du « sionisme révisionniste » et combattant d’un État national juif, hostile à toute idée socialiste de partage des terres ou d’État binational, jugeant impossible un accord avec les Arabes, et le troisième, J. Mearsheimer, pour sa conception du « réalisme offensif », qui impose aux États et aux Chefs d’État d’étendre les frontières territoriales du politique, pour survivre, maximiser la puissance et ne pas être à la merci d’autrui. Ainsi Benjamin Nétanyahou a compris qu’il ne peut atteindre son but, sans un usage délibéré et inouï de la violence, visant l’élimination de l’ennemi. Il a compris que l’État d’Israël est à un tournant de son existence historique, puisqu’il doit tourner la page de son mythe et de sa légitimité d’origine (la Shoah), ainsi que de sa table des valeurs divines de justice et de pitié, pour adopter les concepts de l’État moderne, de sa philosophie et de son indépendance, les purgeant de toute exigence morale, car l’homme vit dans la politique et pas dans la religion. Le véritable chef d’État doit se comporter comme le souverain de Carl Schmitt, « qui décide de l’État d’exception », ou qui, selon Jean Bodin, légiste du monarque de France, ne connaît pas de supérieurs, « Supérieur non cognoscens ». Or, l’état d’exception, qui justifie l’opposition violente au Hamas et au Djihad mondial, soutenu par certaines puissances islamiques, est incompris, voire ostracisé par l’Europe et par les États-Unis et les mêmes palestiniens pourraient être sacrifiés sur l’hôtel de la destruction de l’État d’Israël, à condition de porter les fureurs d’une partie des militants pro-Hamas contre l’Occident, de l’intérieur des sociétés européennes, comme soutien politique et, en même temps, comme révolte sociale des diasporas éparses dans le monde.


L’unification possible des fronts de combat

Le conflit en cours entre le Hamas et Israël, représente un danger important venant de l’Iran, pour l’unification des fronts de tension et des points chauds contre l’État hébreu et les États-Unis, puisqu’une nébuleuse de groupes armés, alliés de l’Iran s’est rassemblée dans une coalition informelle, le « croissant chiite » selon la dénomination de Téhéran, ou dans « l’axe du mal » selon Washington. Cette coalition qui va du Liban jusqu’au Yémen, comprend, en territoire palestinien, les brigades al Qassam, aile militaire du Hamas, ainsi que plusieurs autres groupes, tels que les Brigades des Martyrs d’al Aqsa ou le Djihad islamique, regroupant des milices au sein des minorités chiites afghanes et Pakistanaises.


Sur le « sens » d’une politique

Une poudrière géopolitique que B.Natanyahou a promis d’anéantir, en prévoyant une durée de campagne de plusieurs mois, face aux défis d’une situation où les acteurs de conflit sont innombrables et liés entre eux par des réseaux régionaux et internationaux difficiles à démanteler. Dans ce cadre, imprévisible et mouvant, Nétanyahou, qui nourrit le cynisme, la passion, la détermination, l’ambition et la conscience profonde que le futur de l’État d’Israël est fondé sur l’anéantissement du Hamas, comme force régressive de l’Islam, sera-t-il condamné à la guillotine par l’Histoire ? Son crime sera-t-il t-il d’avoir compris que le sens politique de la réalité et de l’équilibre du monde, repose sur une sorte de révolution conservatrice, exigeant simultanément stabilité et offensive pour survivre ? Son cynisme d’État ne vit-il pas, à l’intérieur d’une charpente systémique, dans laquelle on attend l’affrontement des deux titans, la République impériale et le Céleste Empire, ainsi que le retour de Donald Trump, comme force contradictoire de conservatisme et de changement ?


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