Europe–Russie : la véritable balance de puissance à l’horizon 2030

L’Ifri révèle une conclusion dérangeante : l’Europe a les moyens de contenir Moscou, mais pas encore la volonté politique nécessaire.



Publié par La Rédaction le 1 Décembre 2025

La guerre en Ukraine a bouleversé les certitudes stratégiques du continent. Alors que la Russie poursuit une confrontation assumée avec l’Occident, l’Ifri publie une évaluation exhaustive des rapports de force entre Moscou et l’Europe. Son verdict est clair : la Russie demeure un danger sérieux, mais l’Union européenne dispose d’un potentiel largement supérieur sur les plans économique, militaire, sociétal et diplomatique. La question n’est plus de savoir si l’Europe peut résister, mais si elle choisira d’exercer pleinement la puissance qu’elle possède déjà.



Une Russie économiquement sous tension face à une Europe en recomposition stratégique

Conférence des armées européennes - Wikimédia Commons

Au début du conflit, la Russie a démontré une résilience économique inattendue. Sa croissance a été soutenue par des prix de l’énergie exceptionnellement élevés, par un redéploiement accéléré de ses exportations vers l’Asie, notamment vers la Chine, et par une politique budgétaire stricte. La hausse des exportations agricoles, la stabilité du chômage et la discipline financière ont contribué à préserver l’image d’une économie relativement stable. Pourtant, cette situation ne reposait que sur des facteurs temporaires. Dès la fin de l’année 2024, les ressorts de cette résistance s’essoufflent et l’économie russe glisse vers une stagnation inflationniste. La Banque centrale a été contrainte de relever son taux directeur à des niveaux inédits pour contenir l’inflation, tandis que le déficit budgétaire augmente et que les réserves liquides du Fonds national de richesse se réduisent dangereusement.

La perte du marché européen de l’énergie marque un tournant majeur. Le secteur gazier, pilier historique de l’économie russe, ne se remettra pas de cette rupture, et les pertes accumulées pourraient atteindre 160 milliards d’euros d’ici 2030. Face à cela, l’Europe a absorbé le choc du découplage énergétique bien plus rapidement que prévu. Les importations de combustibles fossiles ont été drastiquement réduites, ce qui a permis de diminuer les dépenses de plusieurs centaines de milliards d’euros chaque année. Ces économies alimentent désormais l’ambitieuse politique industrielle européenne, centrée sur les technologies propres, les matières premières critiques et la transition énergétique. À l’horizon 2030, l’UE pourrait devenir l’un des pôles économiques majeurs de l’électrification mondiale, tandis que la Russie s’enferme progressivement dans une trajectoire de dépendance accrue à l’égard de la Chine.


Sur le terrain militaire : une Russie menaçante mais contenue par la supériorité structurelle européenne

Le cœur du rapport de l’Ifri porte sur l’équilibre militaire. Il distingue clairement la posture offensive, permanente et coercitive de la Russie de la posture essentiellement défensive de l’Europe. Moscou cherche à maintenir l’initiative psychologique, en jouant sur l’incertitude, la surprise et la menace d’escalade. Deux freins essentiels l’empêchent toutefois d’envisager une confrontation directe avec l’OTAN : la cohésion du lien transatlantique, indispensable à la dissuasion, et la capacité des forces ukrainiennes à fixer une grande partie de l’armée russe sur le front.

Sur le plan terrestre, la Russie conserve un avantage certain en termes de masse, de mobilisation et de tolérance à l’attrition. L’Europe reste vulnérable dans ce domaine en raison de ses stocks insuffisants, de son absence de profondeur stratégique et de son incapacité à générer rapidement des forces en volume. Mais cette supériorité russe est contrebalancée par l’avantage européen dans les domaines aérien, naval, spatial et cyber, où les capacités sont non seulement plus modernes mais aussi mieux intégrées. L’enjeu pour l’Europe consiste désormais à déplacer la confrontation vers ces espaces où la Russie est moins performante.

Le facteur décisif reste cependant le nucléaire. L’étude souligne que Moscou a abaissé le seuil d’emploi de l’arme nucléaire tactique et redoublé de menaces verbales pour peser sur les décisions occidentales. Le déploiement de capacités nucléaires en Biélorussie renforce cette pression. L’équilibre stratégique repose aujourd’hui sur l’engagement américain, complété par les dissuasions française et britannique. Toute remise en cause de la garantie américaine bouleverserait immédiatement le rapport de force sur le continent.


Société, politique et alliances : l’Europe plus résiliente que la Russie sur le long terme

Au-delà de l’économie et du militaire, l’Ifri accorde une attention particulière aux sociétés, aux institutions et aux alliances. La Russie repose sur un système politique fortement centralisé, dominé par les élites sécuritaires, et sur un appareil répressif qui limite toute contestation. Le régime a su maintenir un soutien apparent à la guerre en combinant propagande massive et incitations économiques ciblées. Pourtant, la lassitude gagne une partie croissante de la population, en particulier les jeunes générations, confrontées à la perspective d’un conflit sans issue et à un avenir économique rétréci.

L’Europe suit une trajectoire opposée. Malgré les tensions internes et les inquiétudes provoquées par la guerre, ses institutions démocratiques, sa pluralité politique et son ouverture économique constituent une source de résilience bien supérieure. Les sociétés européennes disposent d’une capacité d’adaptation forte, renforcée par un marché intégré, une attractivité économique mondiale et un modèle de coopération sans équivalent. Cette résilience structurelle est la véritable force stratégique de l’Europe, bien plus décisive que la somme de ses budgets militaires.

Les alliances achèvent de creuser l’écart entre les deux blocs. La Russie s’appuie sur un réseau fragile et largement opportuniste, fondé sur des alliances de circonstance avec la Chine, l’Iran ou la Corée du Nord. L’Europe, au contraire, bénéficie d’un tissu d’alliances dense et institutionnalisé, allant de l’OTAN aux partenariats économiques mondiaux. À l’horizon 2030, cette asymétrie devrait encore se renforcer, sauf rupture politique majeure de part et d’autre de l’Atlantique.


L’étude de l’Ifri livre un constat sans ambiguïté. La Russie reste une puissance dangereuse, dotée de capacités de nuisance redoutables et d’une volonté politique constante de défier l’ordre européen. Mais elle fait face à un adversaire structurellement plus puissant : une Europe économiquement robuste, technologiquement avancée, militairement supérieure dans la plupart des domaines, et portée par des alliances incomparablement plus solides.

Le véritable enjeu ne réside donc pas dans un rapport de force défavorable, mais dans la capacité des Européens à prendre conscience de leur puissance et à la mobiliser avant que le temps ne joue contre eux.

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