Elie Baranets : "lorsque l’exécutif trompe le public sur les véritables objectifs de guerre, il devient en quelque sorte prisonnier de sa propre tromperie"



Publié par La rédaction le 18 Avril 2019

Elie Baranets est enseignant en relations internationales et chercheur postdoctorant à l’IRSEM (Institut de recherche stratégique de l’École militaire). En 2017, il publie un livre issu de sa thèse : « Comment perdre une guerre : Une théorie du contournement démocratique »



Vous avez choisi d’étudier les relations internationales après un diplôme de droit, quelle a été votre motivation pour vous relancer dans des études et particulièrement ce domaine ?

 Comme beaucoup de personnes à la sortie du Bac, j’ai opté pour la fac de droit du fait de mon indécision, en me disant, à tort ou à raison, qu’une telle formation m’ouvrirait plus de portes qu’une autre. Problème : j’étais toujours aussi indécis après ce premier diplôme en poche. Je m’apercevais tout de même que je développais un certain intérêt pour les matières d’ouvertures à la science politique. J’ai donc intégré un parcours de science politique jusqu’au Master. La coupure intervient à ce moment précis, alors que je découvre mon intérêt pour les questions internationales et pour les États-Unis, mais que je ne parle pas un piètre mot d’anglais. J’y remédie en m’exilant durant plusieurs mois près de Londres exerçant 60 h/semaine en moyenne un métier qui n’a rien à voir avec les préoccupations des universitaires. Mais je n’ai pas eu besoin de me relancer, dans le sens où j’étais parti avec l’objectif de revenir mieux armé, ce que j’ai fait, et en continuant d’étudier sur mon temps libre. Je tente plusieurs concours d’entrée en IEP, et alors que je me dessinais à intégrer l’un d’entre, Dario Battistella m’accepte dans le master qu’il dirigeait à l’IEP de Bordeaux. Je n’allais pas refuser.

Vous êtes désormais chercheur à l’IRSEM (Institut de recherche stratégique de l’École militaire) depuis deux ans, pouvez-vous nous décrire cette institution, ses buts ainsi que votre travail en son sein ?

 L’IRSEM, qui va bientôt fêter ses 10 ans d’existence, est un organisme rattaché au ministère des Armées, et qui s’attache à développer les connaissances sur les questions stratégiques et de défense. Il le fait à travers l’enseignement militaire supérieur, à travers les travaux à destination du ministère, à travers son soutien aux jeunes chercheurs, à travers l’organisation d’événements, et à travers la recherche scientifique. Étant postdoctorant, je suis rattaché à un laboratoire de l’École polytechnique (le LinX), ce qui ne m’empêche pas d’être pleinement intégré à l’équipe composée d’une quarantaine de personnes, dont une trentaine de chercheurs aux spécialités très variées. J’essaye depuis bientôt deux ans de participer comme je le peux aux différentes missions précédemment mentionnées. D’ailleurs, si la recherche dans ce domaine vous intéresse, je vous invite à surveiller les prochains numéros de la revue des Champs de Mars. Je ne peux pas vous en dire plus…

Ce domaine d’études a été longtemps très peu connu du grand public, mais ces dernières années ont vu l’émergence d’une volonté de vulgarisation et de communication plus large. Comment percevez-vous cette évolution ?

C’est intéressant que vous pointiez cette tendance du doigt, car quand on est dans ce domaine, on a parfois du mal à se rendre compte de la perception du grand public de ces enjeux, et même à percevoir les initiatives qui le visent. Et c’est votre question qui me fait réaliser, si vous dites vrai, que ces dernières ont récemment accru. Toutes choses égales par ailleurs, ce serait évidemment une bonne chose, dans le sens où le savoir universitaire est acquis, je l’espère, de manière à en faire une connaissance plus fiable que beaucoup de discours populaires soit triviaux, soit infondés lorsqu’ils ne le sont pas, et qui entendent expliquer la politique internationale à peu de frais. Mais la vulgarisation de la recherche doit rester un « extra ». Ce n’est, par définition, pas de la recherche, et ce n’est pas le rôle premier du chercheur que de s’en charger. Le risque pour ce dernier est double : celui de délaisser sa recherche et/ou celui de l’effectuer en tentant de plaire au plus grand nombre et de finalement privilégier les sujets et approches qui satisfont à cet objectif. Les travaux les plus connus ne sont pas forcément les plus brillants intellectuellement. Samuel Huntington, Joseph Nye, ou John Mearsheimer sont de grands internationalistes, mais qui sont surtout connus du grand public pour des travaux (respectivement sur le « choc des civilisations », le « soft power », ou le lobby pro israélien) qui sont loin d’être leurs meilleurs.

Vous êtes aussi enseignant de relations internationales, y a-t-il un lien important avec votre travail de chercheur ?

Bonne question. Il n’est pas déraisonnable de penser qu’enseigner à partir de ses propres recherches est bénéfique pour l’étudiant, dans la mesure où ce sont des connaissances solides et précises qui lui sont transmises, et qu’inversement, c’est bénéfique pour le chercheur qui, en se forçant à énoncer ses hypothèses de manière simplifiée est plus susceptible d’en identifier les lacunes qu’en restant le « nez dans le guidon ». Vos activités de chercheurs peuvent améliorer vos activités pédagogiques, si vous savez toutefois les différencier. Dans la pratique, cela signifie, je crois, ne pas prendre les étudiants « en otages » de ses recherches, et ne pas trop se focaliser sur celles-ci lorsqu’on les a en face de soi. Je n’appréciais guère cette situation quand j’étais étudiant. Autant ne pas la reproduire. Outre ces questions de principe, il y a un élément assez prosaïque, mais central qu’on ne peut pas ne pas mentionner : si on enseigne beaucoup, il est difficile de se consacrer pleinement à la recherche, pour des raisons pratiques de temps disponible, mais peut-être aussi de dispositions d’ordre psychologique. Enseigner est une des plus belles choses qu’il m’ait été donné de faire. C’est une bouffée d’air frais lorsque vous maîtrisez le volume de vos enseignements. Au-delà, l’air se charge lentement d’une fumée qui peut devenir suffocante. Et je sais de quoi je parle : j’ai réalisé une thèse sans financement qui m’a conduit à énormément enseigner et à effectuer mes recherches les week-ends et en rentrant le soir. Pas facile, et on avance forcément plus lentement, on est moins disponible pour le reste, pour les autres, vous n’avez qu’à demander à ma femme, qui, pour une fois, ne me contredira pas.

Vous avez écrit un livre résultant de votre thèse « Comment perdre une guerre. Une théorie du contournement démocratique ». Pourquoi ce focus et quelle est l’idée principale que vous analysez ?

 Déjà du fait mon attirance persistante sur la relation entre la démocratie et la guerre, sur cette apparente contradiction qui existe entre ces deux termes. La littérature scientifique sur le sujet des capacités des démocraties à gagner leurs guerres est à la fois passionnante et très perfectible. J’ai essayé d’apporter ma pierre à l’édifice en montrant que les démocraties perdent leurs guerres, non pas lorsqu’elles se comportent de manière trop ouverte comme certains le disent, mais au contraire lorsqu’elles contournent les principes démocratiques qu’elles sont censées respecter. Car lorsque l’exécutif trompe le public sur les véritables objectifs de guerre, il devient en quelque sorte prisonnier de sa propre tromperie, qu’il essaye de dissimuler en conduisant la guerre de manière trop prudente et discrète pour qu’il puisse atteindre ses objectifs stratégiques. Dans le livre, je dresse un état des lieux critique de la littérature sur le sujet. Je détaille ensuite cette théorie du contournement démocratique, que j’applique par la suite à deux cas d’études : les États-Unis au Vietnam et Israël au Liban. L’ouvrage se termine sur des réflexions tirées de cette enquête quant aux caractères de notre démocratie, au-delà même de la question de la guerre.

"Comment perdre une guerre" Elie Baranets, Editions du CNRS

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