Deux défaites : le Viet Nam et l’Afghanistan



Publié par Capitaine de Frégate (H) Ortiz le 31 Mai 2021

Le capitaine de frégate Pierre Ortiz rappelle les raisons pour lesquelles, après 10 ans de guerre, les Américains ont subi un échec au Viet Nam il y a 50 ans. Au moment où ces derniers semblent chercher à retirer de l’Afghanistan leurs forces qui y sont déployées depuis près de 19 ans, il explique pourquoi ce retrait devra être considéré comme un nouvel échec pour les États-Unis.



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 Afghanistan, une guerre américaine et occidentale

En octobre 2001, les États-Unis, appuyés par leurs alliés, vont s’engager dans la guerre la plus longue de leur histoire (19 ans). Les buts de guerre sont connus : dans un premier temps, renverser les talibans - complices et protecteurs de Ben Laden - qui règnent à Kaboul et qui se refusent à livrer leur embarrassant hôte.

La première phase est connue : en quelques jours d’attaques fulgurantes, les talibans fuient et vont rejoindre leurs maquis montagneux et leurs zones tribales à la frontière avec le Pakistan. Kaboul est sous contrôle, objectif atteint. Il s’agira ensuite d’empêcher le retour des talibans et de mettre en place un régime pro-occidental « de bonne gouvernance » ; ce sera l’échec.

Comme au Viet Nam, les États-Unis sont très loin de leurs bases ; les moyens et les fonds employés seront colossaux, 800 à 1 000 milliards de dollars. Le dollar étant moins le maître du monde financier qu’en 1965, la guerre sera donc plus longue et coûtera plus cher en comparaison.
Contrairement au Viet Nam, les adversaires affrontés seront surtout des guérilleros pachtounes, qui ne se risqueront jamais à affronter la coalition de front. Peu de pertes matérielles, maîtrise de l’air totale, utilisation de l’arme aérienne au maximum : avions, hélicoptères et drones, ces derniers étant utilisés massivement ; la guerre « high tech »…
Peu de monde sur le terrain. Des pertes en personnel relativement faibles : 2 400 morts en 19 ans. Une guerre d’engagés assez peu remise en question au pays. Des médias beaucoup plus contrôlés qu’au Viet Nam, la leçon a été apprise.
Autre point commun avec le conflit vietnamien des alliés locaux très exigeants, peu fiables, inefficaces, corrompus et en plus dangereux ; les cas de soldats de l’armée nationale afghane retournant leurs armes contre les alliés occidentaux ne se comptent plus.
 
La guerre des insurgés

Ce qui frappe peut-être avant tout dans cet affrontement de 19 ans et même de 41 ans, si l’on commence à compter à partir de l’arrivée des Soviétiques fin 1979, c’est la certitude et la détermination à vaincre de la part des insurgés quel qu’en soit le prix et quelle que soit la durée devant des forces qui les dominent mille fois par leurs moyens.
Certitude alimentée par une culture de guerres tribales mêlant naturellement l’état de guerre à celui de vie, une foi religieuse confinant au fanatisme prônant l’acceptation de l’omniprésence de la mort que l’on ne doit pas craindre, voire que l’on doit appeler comme une bénédiction.

Comme pour le Viet Nam, une détestation de l’étranger athée et d’une autre race, d’un envahisseur installant un régime corrompu et rejeté par la population pachtoune, d’un envahisseur qui multiplie les victimes dans la population civile.
La question se posait déjà lors de la présence soviétique : au fait, qui combattaient les insurgés ? Les Soviétiques ou d’abord des non musulmans qui n’ont pas leur place dans une société monoculturelle et qui fera tout pour le rester ? Les insurgés talibans, au moins dans les régions à majorité pachtoune, sont « comme un poisson dans l’eau » ; il n’est que de constater les visages atterrés des députés afghans à l’annonce de la mort de Ben Laden.

Comme les insurgés vietnamiens, les talibans ne sont pas seuls ; ils reçoivent le soutien de « brigades internationales » venues de beaucoup de pays musulmans et non musulmans pour faire le djihad.
Ils sont soutenus par un grand nombre d’instances officielles pakistanaises considérant que l’Afghanistan est leur arrière-cour. Le rôle joué par les Pakistanais est un échafaudage de roueries très élaboré ; ils joueront admirablement la figure d’alliés objectifs et obligés des Américains tout en soutenant en sous-main les insurgés, ce dont d’ailleurs les États-Unis étaient parfaitement conscients. Qui pourrait imaginer une seconde que le gouvernement de Karachi ignorait la présence de Ben Laden chez lui ? De plus, il est peu de frontières aussi poreuses que celle qui fait semblant de séparer l’Afghanistan du Pakistan.

Enfin autre élément fondamental, le coût de la guerre ; il faut pour contrer les effets des engins explosifs artisanaux, concoctés avec quelques dizaines de dollars, des matériels dont le coût se chiffre en dizaines de milliers de dollars.
 
Conclure ou observer ?

Constater d’abord qu’en Afghanistan, peut-être plus qu’au Viet Nam, il s’agit d’un échec à défaut d’une défaite et, s’agissant de l’Afghanistan, d’une défaite des Occidentaux devant une autre civilisation différente en tout.

Il s’agit au Viet Nam, comme en Afghanistan et en Somalie, de la défaite d’un Goliath loin de ses bases face à une population de plus en plus en plus hostile que, malgré toutes ses tentatives, il ne pourra jamais séduire, d’abord parce qu’elle voit en lui un « étranger ». Pas plus qu’il ne sera possible de mettre en place un régime de « bonne gouvernance » capable d’emporter l’adhésion de la population ; ce seront toujours des régimes corrompus, inefficaces et haïs par la population.

Dans ces deux guerres, une grande partie du pays, essentiellement rurale, devra toujours être laissée aux « insurgés » qui, comme le FLN en Algérie, font régner une terreur impitoyable parmi la population civile.
Qui pourrait nier qu’il y a là un exemple incontestable de choc des civilisations selon la vision de Samuel Huntington ? Que ce soit le communisme athée des Nord-Vietnamiens « Prussiens de l’Asie » ou l’islam fanatique des talibans afghans, l’ennemi des Occidentaux ne doutera jamais de la victoire, quelle que soit la dureté des coups essuyés sur place ; il arrivera même assez vite à convaincre le vainqueur sur le terrain de l’inéluctabilité de sa défaite et infligera ainsi à son moral une blessure dont il ne guérira pas, même passées les hostilités.

Un choc des civilisations est bien sûr et d’abord un choc de valeurs incompatibles, vision du prix de la vie, ressenti du temps. André Malraux visitant Mao Zedong en 1965 lui demanda s’il pensait que le communisme était appelé à durer en Chine ; il s’entendit répondre par son interlocuteur : « Oh non ! Peut-être 1 000 ans, pas plus ».
La guerre est une discipline et un art où le rapport à la mort et au temps joue autant que la puissance des armes et la valeur purement militaire des armées. Ni les Américains ni leurs alliés au Viet Nam ou en Afghanistan n’étaient prêts à se battre autant de temps que les « insurgés » ; il s’agissait de frapper fort et de rentrer vite. Comme le disaient les présidents Nixon et Trump, « bring the boys back home » d’autant plus que les opinions civiles de ces pays n’étaient, elles, pas prêtes à acquitter le lourd tribut du sang versé, comme le disait encore Charles de Gaulle dans La France et son Armée en parlant des guerres lointaines « Chacun voulait retourner au pays retrouver sa payse ».

Il s’agit encore de guerres qui ont coûté des sommes colossales, des milliards de dollars aux Occidentaux et d’abord aux États-Unis, moins à l’ennemi. Les Occidentaux ont mis toute leur foi dans la déesse haute technologie et le dieu technicisme ; ce furent des guerres « bunkérisées » avec peu de monde sur le terrain et beaucoup dans les airs, tout le contraire des « insurgés ».

Aucune bataille classique ne fut jamais perdue sur le terrain, mais les coûts continuaient de s’envoler au fur et à mesure que la perspective de la victoire devenait de plus en plus fuyante malgré la disproportion des pertes entre alliés et insurgés.

Quand la guerre commence-t-elle ? Quand la guerre s’arrête-t-elle ? Peut-être que, finalement, une guerre n’a pas besoin de commencer pour ne pas s’arrêter, peut-être aussi que les Occidentaux devraient méditer sur cette réflexion d’un lieutenant-colonel du corps des Marines des États-Unis, après ce que ses compatriotes pensaient être une victoire, une fois Saddam Hussein renversé, « War starts when it ends » : la guerre commence quand elle s’est terminée !
 
 Pierre ORTIZ
 Capitaine de frégate (h)
 Correspondant de l’ASAF en Belgique
 

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