Depuis Moscou : les ex-barons du régime Assad cherchent à rallumer le feu alaouite



Publié par Paul-Gabriel LANTZ le 9 Décembre 2025

Depuis Moscou, deux figures centrales de l’ancien régime syrien, l’ex-chef du renseignement militaire, le général Kamal Hassan, et le milliardaire Rami Makhlouf, cousin de Bachar al-Assad – financent discrètement des réseaux de combattants pour tenter de rallumer la contestation le long du littoral syrien.



Selon une enquête de Reuters publiée le 5 décembre 2025, ces anciens dignitaires en exil investissent des millions de dollars pour structurer des milices majoritairement issues de la communauté alaouite, un an après la chute d’Assad en décembre 2024 et l’arrivée au pouvoir du nouveau président Ahmed al-Sharaa. En toile de fond, c’est la maîtrise politique et sécuritaire de la « côte alaouite » qui se joue, entre exilés, nouveaux dirigeants et protecteur russe soucieux de préserver ses bases.


D’anciens piliers du régime en quête de revanche

Réfugié dans une villa près de Moscou après être passé par les ambassades des Émirats arabes unis puis de Russie en décembre 2024, Kamal Hassan, ancien patron du redouté renseignement militaire syrien, a mis son expertise répressive au service d’un projet de reconquête. D’après les documents internes consultés par Reuters, il revendique le financement d’environ 12 000 combattants en Syrie et au Liban, pour un total de 1,5 million de dollars dépensés depuis mars 2025, complété par le recrutement d’une trentaine de hackers chargés de pénétrer les systèmes informatiques du nouveau pouvoir à Damas. De son côté, Rami Makhlouf, qui fut l’oligarque central de l’économie syrienne avant d’être placé en résidence surveillée puis exfiltré vers le Liban le 8 décembre 2024, s’appuie sur d’anciens réseaux d’affaires au Liban, aux Émirats et en Russie pour verser des soldes symboliques à des milliers d’hommes. Des tableaux de paie et reçus examinés par l’agence évoquent plus de 6 millions de dollars déjà engagés, avec des rémunérations souvent limitées à 20 ou 30 dollars par mois et par combattant. Les deux hommes se disputent l’allégeance d’une base potentielle de plus de 50 000 hommes, dans une communauté alaouite appauvrie par quatorze années de guerre, la dissolution de l’armée en décembre 2024 et la perte massive d’emplois publics.


Réseaux souterrains, caches d’armes et arbitrage russe

L’un des principaux enjeux de cette rivalité est le contrôle d’un réseau de 14 postes de commandement enterrés, construits dans les dernières années du régime Assad le long du littoral syrien, sur près de 180 kilomètres, et toujours opérationnels. Des photos et témoignages recueillis par Reuters montrent des pièces remplies de caisses d’AK-47, de munitions et de grenades, équipées de moyens de communication (ordinateurs, tablettes, radios, GPS, alimentation solaire). Le gouverneur de Tartous, Ahmed al-Shami, interrogé par l’agence, reconnaît l’existence de ces installations tout en minimisant leur dangerosité, affirmant qu’elles ont été « significativement affaiblies » depuis la « libération ». Entre mars et l’automne 2025, des émissaires de Hassan et Makhlouf, appuyés par un officier syrien naturalisé russe, le général Ahmed al-Malla, ont multiplié les contacts informels avec des responsables russes à Moscou pour obtenir un soutien politique ou logistique. Mais, selon des diplomates cités par Reuters, la priorité du Kremlin reste la sécurisation de ses accès aux bases de Hmeimim et Tartous, ainsi que la relation stratégique avec le président Sharaa, reçu à Moscou en octobre. Comme l’illustrait déjà le dossier sur le projet de base navale russe à Port-Soudan, la Russie cherche avant tout à verrouiller un réseau de points d’appui en Méditerranée et en mer Rouge.


Un front alaouite fragmenté face au « nouveau Syrie »

Les calculs des exilés s’inscrivent dans un contexte de tensions aiguës au sein de la minorité alaouite, qui représente un peu plus de 10 % de la population syrienne. Le 6 mars 2025, une unité alaouite agissant de manière autonome avait tendu une embuscade à des forces de sécurité du nouveau régime dans la région rurale de Lattaquié, faisant 12 morts et plus de 150 prisonniers selon un général impliqué et désormais réfugié au Liban. La riposte, attribuée à des forces pro-gouvernementales, aurait causé près de 1 500 morts alaouites sur le littoral, d’après plusieurs témoins interrogés par Reuters, marquant un tournant dans la perception du nouveau pouvoir par une partie de la communauté. Le 25 novembre 2025, des milliers d’Alaouites ont à nouveau manifesté à Homs et dans plusieurs villes côtières pour réclamer davantage d’autonomie, la libération de détenus et le retour de femmes enlevées, sans que les réseaux de Hassan ou Makhlouf n’en soient à l’origine. Pour contrer ces tentatives de récupération, le gouvernement d’Ahmed al-Sharaa s’appuie sur Khaled al-Ahmad, ancien paramilitaire du clan Assad passé dans le camp rebelle dès 2021, aujourd’hui décrit par le gouverneur de Tartous comme l’« homme clé » pour restaurer la confiance entre l’État et les Alaouites. En octobre, le ministère de l’Intérieur a annoncé le démantèlement d’une cellule côtière accusée de préparer des assassinats de journalistes et d’activistes pour le compte de Makhlouf, tandis qu’une série d’arrestations frappe les réseaux liés aux deux exilés. À ce stade, aucune des forces financées depuis Moscou ne semble en mesure de transformer ces frustrations en soulèvement coordonné, d’autant que leurs hommes, mal payés, n’hésitent pas à accepter simultanément l’argent des deux camps.

En l’état, les projets concurrentiels de Kamal Hassan et Rami Makhlouf ressemblent moins à l’architecture d’une future insurrection qu’à une tentative de monnayer, à distance, une influence résiduelle sur une communauté brisée. La véritable variable stratégique reste la capacité du pouvoir d’Ahmed al-Sharaa, sous le regard attentif de Moscou et des capitales régionales, à offrir sécurité, emplois et perspective politique à des Alaouites pris en étau entre peur des représailles et rejet des anciens dignitaires. Tant que cet équilibre demeurera précaire, les commandements souterrains creusés sous les collines du littoral continueront de hanter le « nouveau Syrie », comme un rappel tangible de la facilité avec laquelle la guerre pourrait, une nouvelle fois, reprendre corps.


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