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Nationalisme économique et économie de marché




Publié par Solaine Legault le 13 Septembre 2018

- Extrait de "Le nationalisme économique américain", Christian Harbulot, VA Editions -

Le nationalisme économique était considéré jusqu’à présent comme une pensée archaïque en voie de disparition. Donald Trump a relancé le débat en dénonçant les excès commis par des pays concurrents comme la Chine, le Japon ou l’Allemagne. Le Président des Etats-Unis prône un recours au protectionnisme pour protéger le maintien de l’emploi sur le territoire américain. La remise en cause des traités commerciaux ouvre une nouvelle ère de la mondialisation des échanges. La guerre économique n’est plus à exclure dans les confrontations économiques du XXIe siècle. Afin de mieux cerner ce renversement de situation, l’Ecole de Guerre Economique a retracé le cheminement de la pratique du nationalisme économique dans l’Histoire de la nation américaine. Il apparaît clairement que le libéralisme est d’abord un discours et non une ligne de conduite permanente qui différencie les partisans du libre-échange des souverainistes de tout bord. Les pouvoirs exécutifs qui se sont succédé à la Maison-Blanche ont eu comme priorité absolue de bâtir une économie en adéquation avec puissance sur la scène internationale. Cet ouvrage est une grille de lecture des décisions politiques prises par les Etats-Unis dans l’optique d’un accroissement de leur puissance par le biais économique.



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Extrait publié dans la Revue des affaires n°8  

Depuis son accession au pouvoir, Donald J. Trump remet en cause de manière spectaculaire la diplomatie économique et commerciale des États-Unis d’Amérique depuis leur accession au statut de superpuissance mondiale. En prônant la fin du Traité Trans-Pacifique, la renégociation de l’accord de libre-échange nord-américain (ALENA), ainsi que la mise en place de droits de douane élevés face à la Chine, Donald Trump modifie la grille de lecture de la mondialisation des échanges que son pays a cherché à instaurer depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Son nationalisme économique se fonde sur un corps de doctrine qui s’apparente plus à la pérennisation de la puissance que la défense de la souveraineté. Dans le cas des États-Unis, il s’agit d’adopter une posture de conquérant sur les nouveaux marchés du monde immatériel et de prendre une posture de résistant lorsque certaines industries traditionnelles sont menacées de disparition. Rappelons que, contrairement à de nombreux responsables du parti républicain, Donald Trump a été très sensible à la situation des classes moyennes américaines qui se paupérisent sous l’effet conjugué de la pression commerciale extérieure et de la délocalisation des multinationales américaines vers des pays de bas coûts salariaux.
Contrairement à ce que prétendent les médias, le nationalisme économique n’est pas un anachronisme de l’Histoire, mis en avant de manière opportuniste par un milliardaire américain un peu loufoque. Il est au cœur de la problématique des rapports de force entre puissances depuis le développement de l’économie de marché.
 
L’expansion commerciale

Le nationalisme économique est né de la volonté de donner à un peuple les moyens élémentaires de survie puis d’acquérir des richesses aux dépens d’autres peuples. Dès lors que des structures sociales et politiques se sont mises en place, à des échelles aussi petites que la famille et la tribu, elles ont été définies par des frontières qui servaient de limitation entre un intérieur et un extérieur. Le commerce permet alors de distinguer ces systèmes à travers des différences de prix, de disponibilité, d’accessibilité. Le travail du troc puis du commerce s’est ainsi fondé sur la capacité à échanger des biens et des informations à travers des frontières.
Il semble ainsi que les questions de commerce et d’économie sont naturellement antérieures à l’apparition des structures politiques et étatiques modernes. Le commerce est donc apparu avant les notions d’État ou de Nation. L’activité commerciale a ensuite évolué en fonction du tracé des frontières tandis que les entités politiques se sont stabilisées et agrandies au fil des siècles. Le développement des moyens de transport et de communication a abouti à un élargissement progressif des zones accessibles aux biens et aux personnes. Cela a notamment permis d’établir de nouvelles routes commerciales offrant de nouvelles opportunités de profits et encourageant les échanges entre groupes distants. Deux phénomènes vont perturber cette dynamique marchande : l’opposition entre le monde sédentaire et les peuples nomades, la différence entre la dynamique marchande et la construction des territoires.
Les razzias opérées par les peuples nomades contre les intérêts économiques sédentaires, en particulier avec le développement des cités, ont créé un sentiment d’appartenance à un enjeu collectif qui pourrait être considéré comme une des genèses du nationalisme économique. Il en est de même pour les divergences qui ont pu opposer les marchands, les banquiers et les rois. La création progressive des contours du royaume de France s’est faite sur des principes économiques qui ne correspondaient pas aux objectifs des marchands et des banquiers. Les marchands cherchaient avant tout à optimiser leur processus d’enrichissement individuel, au même titre que les banquiers qui prêtaient aux rois pour mener des conflits majoritairement centrés autour de questions territoriales. En revanche, cet équilibre pouvait très vite déboucher sur un rapport antinomique. La guerre de Cent Ans a ruiné l’économie des villes portuaires bretonnes qui prospéraient grâce au commerce sur la Manche. De leur côté, les banquiers étaient exposés aux risques de banqueroutes dans la mesure où les guerres déclenchées par les rois de France s’avéraient très coûteuses et parfois ruineuses pour le royaume. Dans ces cas de figure, la problématique territoriale s’imposait à la recherche du profit. Il s’agit là d’une autre forme de genèse du nationalisme économique. La dichotomie entre l’économie de marché et l’intérêt national s’est renforcée sous l’effet des rapports de force qui découlent du processus de mondialisation. La conquête des Nouveaux Mondes génère une opposition récurrente entre colonisateurs et colonisés.
De l’Antiquité jusqu’à l’âge des découvertes, la Méditerranée est la première économie-monde. Le contrôle de cet espace et de ses côtes permettait de devenir la puissance du moment. Du XIIe au XVe siècle, la stratégie de la République de Venise est d’affirmer sa souveraineté par une politique de conquête commerciale. Cette stratégie a ensuite été reprise par les différentes Compagnies Maritimes à la fin du XVIe siècle au-delà de la Méditerranée.

La République de Venise
La Cité-État de Venise est restée célèbre dans l’Histoire pour avoir mis en place une stratégie de puissance afin de dominer la Méditerranée. Elle a prospéré tant au niveau économique que militaire, s’imposant au fil du temps face à ses principaux concurrents : Gènes et Byzance. Les piliers de cette stratégie de puissance reposent sur un cercle vertueux dans lequel l’État s’est mis à disposition des marchands. Ces derniers, par le développement d’une stratégie de marché efficiente, ont pu renforcer les positions de l’Etat, leur devoir le plus fondamental étant de ne pas nuire aux intérêts supérieurs de celui-ci. L’État est omniprésent et indissociable de la vie économique. Sa présence se retrouve dans la gestion de l’Incanti, un système d’enchères mettant à disposition les navires de la République aux marchands. Cela s’est traduit également par l’instauration de monopoles et d’un protectionnisme en faveur de la République au sein des territoires inféodés. En effet, la doctrine vénitienne exige des marchands une discipline vis-à-vis de l’Etat et un sens accru des intérêts de la cité : on assiste à une forme précoce de nationalisme économique.
La stratégie de puissance vénitienne passe également par la terre, notamment par son monopole de distribution de biens de première nécessité, en particulier le sel. L’office du sel en est une parfaite illustration, cette institution ayant été créée pour assurer un monopole. En 1240, la République vénitienne a également interdit aux régions sous sa tutelle de s’approvisionner auprès de ses concurrents, n’hésitant pas à faire signer des traités inégaux sous la menace des armes. En effet, elle mit au service des activités marchandes ses compétences régaliennes. Dans un premier temps, elle utilise la diplomatie, et lorsque celle-ci devient inutile, elle impose des blocus commerciaux et attaque ses concurrents. Venise domine la Méditerranée à partir de 1204, date à laquelle elle détourne la quatrième croisade et met à sac Constantinople. Libérée de la tutelle byzantine, Venise a pu étendre son territoire, mais surtout son réseau de comptoirs commerciaux sur les côtes méditerranéennes, magnifiant d’autant ses capacités commerciales. Sa stratégie de puissance repose sur la centralisation des échanges, imposant par la même occasion une domination sur les normes commerciales. Une stratégie gagnante et au but premier d’enrichissement qui réussit à perdurer jusqu’à l’âge des découvertes. La découverte de nouvelles routes commerciales provoque le déclin de la Sérénissime et l’avènement des compagnies maritimes nationales, puis le développement du mercantilisme. Cette évolution renforce le cœur des entités politiques au détriment de la domination des échanges.

Les Compagnies des Indes
La fin du XVIe siècle voit la création de compagnies maritimes. Elles se chargent des échanges extra européens depuis la métropole et fondent des colonies. Fort de ses explorations, c’est l’empire portugais qui, à l’époque, dominait la stratégie maritime et notamment l’Amérique du Sud. Parallèlement, un rapport de force s’installe entre les autres puissances européennes qui souhaitent développer leur commerce maritime avec les Indes Orientales. Dans cette course, ce sont les Provinces-Unies, précurseurs, qui parviennent à adopter la première stratégie de puissance avec la création de Compagnies des Indes Orientales, suivies de près par le Royaume d’Angleterre et le Royaume de France. Ces deux derniers voulaient en effet contrer la domination hollandaise du commerce international. Ces trois pays se livrent ainsi pendant deux siècles une guerre commerciale, sur fond de nationalisme économique.
Les marchands anglais et hollandais ont sollicité leurs gouvernements respectifs afin d’être soutenus par le pouvoir royal, celui-ci leur octroyant le monopole national du commerce avec les Indes Orientales. De leur côté, les marchands anglais de la British East India Company obtiennent une charte royale en 1600. Deux ans plus tard, les marchands hollandais fondent à leur tour la Vereenigde Oost Indiche, compagnie issue de la fusion de cinq compagnies privées néerlandaises. Les Provinces-Unies la dotent alors des pouvoirs régaliens au sein de ses comptoirs. Grâce à ces outils, la compagnie hollandaise fut pendant deux siècles l’une des entreprises les plus puissantes de l’époque. Avant-gardiste, elle est considérée comme l’une des premières sociétés anonymes de l’Histoire basée sur un modèle de multinationale.
Par ailleurs, la constitution de la Compagnie Française des Indes Orientales diffère. En effet, au lendemain des Guerres de religion, la France avait besoin de retrouver sa grandeur. Sous Louis XIII, Richelieu encourage le développement d’une industrie navale et d’une marine royale forte capable de donner une projection militaire et commerciale à la France. C’est la raison pour laquelle, sous l’impulsion de Colbert, Secrétaire d’État de la Marine, une déclaration royale fait naître tardivement en 1664 une compagnie maritime des Indes Orientales. Cette compagnie est alors une arme commerciale et militaire ayant pour but de concurrencer la puissance des États voisins et de rendre la France indépendante. Il mit aussi en place le premier tarif des douanes modernes : « le Tarif Colbert », afin de lutter contre la suprématie commerciale des Provinces-Unies. Dans cette stratégie de conquête de marchés, les États délèguent leurs pouvoirs régaliens aux compagnies qui portent alors leurs propres intérêts. Cette guerre économique et militaire est une projection à l’international des conflits européens de l’époque. Les expansions de territoire et de marchés furent principalement un outil d’influence et d’affirmation de puissance. Les politiques mises en place pour exprimer la souveraineté de l’État découlent directement des théories économiques développées à cette époque : mercantilisme et protectionnisme au service des institutions publiques.
 
État et marché

La montée en puissance des États-nations correspond à l’émergence des premières idées de la pratique du mercantilisme, qui s’exprime dès le XVe siècle à travers la politique de Louis XI avant d’être théorisé par Colbert et critiqué par Adam Smith.

L’interventionnisme du souverain
Le mercantilisme vient du latin mercari « faire du commerce » et de la racine merx, « la marchandise ». Il traduit des préoccupations partagées par de nombreux États : la nécessité d’être fort et respecté afin de pouvoir intervenir financièrement et administrativement sur les structures économiques. Les nationalistes économiques (mercantilistes) estiment que l’économie « en tant qu’instrument de puissance » doit contribuer à construire, consolider ou renforcer la nation.
Bien que méconnu du grand public, le Roi Louis XI est considéré comme le précurseur du recours à des méthodes de rétorsion commerciale pour contrer un adversaire. À son accession au trône en 1461, le royaume est à bout de souffle. Usé par la guerre de Cent Ans, le pays doit payer au Roi d’Angleterre une pension à la suite du traité de Picquigny. De surcroît, le duché de Bourgogne, grand rival du royaume de France, persiste dans l’extension de sa puissance. Louis XI va alors utiliser l’arme économique pour stopper la puissance de la Bourgogne, mais également pour redresser le pays. Pour neutraliser le duché de Bourgogne, le roi de France prend des mesures qui favorisent la foire de Lyon au détriment de celle Genève. Les marchands italiens obéissent. Louis XI s’attaque ensuite à Venise, grand allié du Duc de Bourgogne. Il instaure un embargo aux marchandises vénitiennes qui passent par la France, et arme des corsaires afin de piller les navires marchands vénitiens. Venise stoppe ainsi son soutien à la Bourgogne en 1478.
Louis XI décide ensuite de bloquer les exportations de denrées alimentaires à destination d’Anvers et y provoque une famine. Le Roi utilise encore l’arme des foires et propose aux Anglais de créer des foires concurrentes à celle d’Anvers en France. Enfin, il demande aux banquiers italiens de stopper leurs prêts au Duc de Bourgogne. Les Flamands, affamés, demandent la paix avec la France et le duché de Bourgogne finit ruiné. Louis XI tente simultanément de développer son royaume. C’est un monarque interventionniste qui veut relever le pays économiquement. Pour cela, il insuffle un courant entrepreneurial au sein de la noblesse et attire des savoir-faire étrangers. Il aménage le marché intérieur du royaume et harmonise les normes de production.
Louis XI décide de donner à l’économie française un avantage décisif sur les autres États : la qualité. Il encourage enfin la copie des produits et des techniques de production étrangères si la qualité des biens finis s’avère supérieure. Louis XI met en outre un terme à la fuite des métaux précieux, qu’il utilise comme un investissement. Le Roi cherche également à doter son royaume d’une indépendance stratégique en fourniture de matières premières vis-à-vis de l’Italie, notamment pour l’alun, élément primordial pour les teintures. Enfin, Louis XI développe une politique commerciale internationale offensive : outre l’exemple des foires vu ci-dessus, il soutient fortement les ports du Languedoc et du Roussillon pour en faire un passage obligatoire du commerce et fonde la Compagnie des Galées de France, à qui il donne le monopole du commerce avec le Levant.

Le mercantilisme
La seconde figure majeure du mercantilisme français reste fondamentalement Jean-Baptiste Colbert, contrôleur général des finances de Louis XIV entre 1665 et 1683, secrétaire d’État de la Maison du roi et secrétaire d’État de la Marine de 1669 à 1683. Durant cette période, il devient l’éminence grise du Roi-Soleil et le moteur du développement économique du Royaume de France. Il a cherché à établir une balance commerciale excédentaire pour le royaume, ce qui nécessite le développement de deux outils : une capacité de création de richesse et une capacité d’exportation de celles-ci. Pour créer de la richesse, à savoir des produits à exporter, sa politique se concentra sur le concept de manufacture, le prélude au concept futur de l’usine. À travers ces manufactures, des ressources primaires doivent être importées ou produites à bas coût, puis travaillées pour obtenir des produits à forte valeur ajoutée exportés ensuite vers le reste de l’Europe et du monde. Pour permettre de maximiser la création de valeur, il mène une politique de rattrapage cherchant à copier les techniques de production de pays étrangers tout en débauchant leurs spécialistes. En parallèle, sa mise en place du système moderne de droits de douane lui donne un outil avec lequel il peut contrôler le volume des importations de produits étrangers sur le marché français.
Cette politique de mercantilisme aboutit à la définition d’un marché national intérieur en France par l’homogénéisation du paysage économique et la mise en place de frontières commerciales claires. Ayant des outils de contrôle sur ce marché et ses interactions avec l’extérieur, il peut alors les utiliser pour favoriser l’intérêt national, qu’il perçoit comme la maximisation des richesses royales : le royaume exporte plus de richesses qu’il n’en importe et collecte de façon plus fiable les taxes qui lui sont dues.

Le protectionnisme
Le mercantilisme en tant que doctrine économique ne résista pas à l’influence croissante de la pensée anglo-saxonne, formalisée par Adam Smith. Cette mise en sommeil d’une première forme de nationalisme économique s’explique par la volonté du royaume d’Angleterre de tirer profit de son hégémonie sur le commerce maritime occidental, en prônant notamment l’ouverture des échanges. La position dominante de l’empire anglo-saxon au XIXe siècle amènera certains économistes à reconsidérer l’idée de nation et d’intervention de l’État dans l’économie. Friedrich List, économiste allemand du XIXe siècle, est connu pour être le père du nationalisme germanique. En effet, il s’est d’abord porté en critique des concepts théorisés par Adam Smith. Ce dernier met en avant l’idée selon laquelle le libre-échange, adossé à la théorie de « l’avantage absolu », est un facteur qui entraîne la domination des nations qualifiées de pionnières dans un domaine porteur. Dès lors, il développe le concept de « protectionnisme éducateur ». Il part du postulat que les entreprises d’un pays ne peuvent se développer correctement si des entreprises étrangères ultras compétitives se sont déjà approprié le marché national.
Le « protectionnisme éducateur » consiste, pour l’État, à protéger à moyen terme le tissu industriel en ayant par exemple recours aux droits de douane. Ce type de politique de fermeture permet de développer des industries nationales et de les rendre in fine compétitives. Ce but atteint, le pays peut développer un libre-échange sur le long terme, bénéfique si celui-ci est à double sens et sert les intérêts de l’État.

La question de l’autosuffisance des États
Au XIXe, le libéralisme est un succès. Il permet aux États de s’industrialiser et de s’enrichir. Mais, au XXe siècle, la pertinence de l’accroissement de richesse proposé par ce modèle devient contestée lorsque les spécificités des États disparaissent. Keynes dénonce l’augmentation de la valeur des biens comme le logement, le service à la personne et les équipements locaux, qui deviennent parfois inaccessibles pour les individus nationaux. En revanche, l’autosuffisance nationale serait modératrice de cet accroissement de valeur. Il souligne que beaucoup de pays sont, à cette époque, en recherche de nouveaux modèles économiques, et remettent en cause le libéralisme. Enfin, John Maynard Keynes déplore aussi que le capital financier, pourtant internationalisé, ne serve plus à alimenter le capital productif.
Dans un texte intitulé L’autosuffisance nationale, John Maynard Keynes plaide pour un réajustement de l’internationalisme économique. Selon lui, le capitalisme ne fournit pas l’optimum social. D’autres systèmes, encore inexistants au niveau national, permettent d’atteindre cette maximisation. Cependant, Keynes vit dans une Angleterre où le libre-échange est une idéologie incontestée. C’est pourquoi il se montre prudent quant à ses critiques. Keynes pense que l’ouverture internationale du capital n’est pas un facteur de paix pour les États ; quand bien même les idées, le savoir, la science, l’hospitalité et les voyages possèdent une nature internationale sacrée. Il déplore l’influence des capitaux étrangers dans la gouvernance des États, la place démesurée accordée aux résultats financiers et l’instauration d’une distance entre le propriétaire et le gestionnaire d’un bien. Keynes mentionne alors l’opinion de Wall Street, qui prône cette internationalisation. Il se prononce, quant à lui, en faveur d’une autosuffisance des États.

La problématique économique des territoires
Cette analyse est aussi celle de Fernand Braudel qui distingue l’économie de marché de l’économie des territoires. L’économie de marché n’a pas le même objectif que l’économie des territoires. La première favorise l’échange, la seconde dépend des objectifs de l’État. Les dynamiques de développement qu’elle génère ne sont pas forcément compatibles. Le marchand cherche à optimiser ses profits. Le politique cherche à consolider le cadre de son pouvoir. Le nationalisme économique est parfois à l’intersection de ces deux objectifs. Mais les marchands ne sont pas naturellement conduits à suivre les intérêts du prince.
Pour décrire l’histoire de l’économie, Braudel s’approprie ainsi le concept d’économie-monde. Ce concept, à la différence de l’économie mondiale est pour lui l’économie « d’une portion de la planète, dans la mesure où elle forme un tout économique ». Chaque économie-monde est dominée par un centre de gravité, en place grâce à un monopole qu’il détient sur celle-ci. Venise en son temps, détenait le monopole des routes commerciales, dominait la mer méditerranée, économie-monde avant la découverte des Amériques. Comme suite à la domination des Provinces-Unies, l’économie-monde européenne s’est transportée vers la façade atlantique et Amsterdam en devint le centre de gravité. Chaque centre d’économies-monde successif a pratiqué un libre-échange dans le but de s’enrichir. Néanmoins, leurs adversaires ont mis en place des mesures de nationalisme économique pour se protéger, mesures qui ne sont pas allées à l’encontre de la globalisation ; elles ont servi au contraire l’accroissement des échanges et les ont même promues à certaines époques.

La recherche constante de l’hégémonie
Depuis le Traité de Westphalie, la mondialisation est, en temps de paix, caractérisée par la présence d’un hégémon, acteur dominant sur les axes commerciaux et sur les outils financiers utilisés par la communauté internationale. Les acteurs non dominants du système de commerce international utilisent des instruments et des règles qui leur sont imposées et qu’ils acceptent. Ces normes définissent les règles du jeu et favorisent celui ou celle qui les a écrites.
L’infériorité de ces acteurs peut être technologique, industrielle, militaire, culturelle ou encore diplomatique, à l’instar de l’Angleterre de la Renaissance préindustrielle qui adopta des lois protectionnistes pour lutter contre la supériorité de la marine hollandaise. Le Royaume-Uni et les États-Unis d’Amérique sont des puissances qui ont réussi l’une après l’autre à imposer une situation d’hégémonie en matière de commerce international. Mais ces pays ne sont pas les seuls à tenter d’instrumentaliser l’économie au profit de leur politique de puissance.
Depuis le début de la mondialisation des échanges, il n’existe pas de période sans recherche de démarche hégémonique de la part des pays qui tentaient de s’imposer dans le contrôle des voies commerciales. Le dénominateur commun des puissances hégémoniques depuis le XVe siècle est la suprématie militaire navale. Il faut attendre la Seconde Guerre mondiale et le déferlement industriel des États-Unis d’Amérique pour balayer la domination britannique. Les États-Unis disposent alors d’une flotte supérieure et accèdent à la position de dominant. Chacune de ces puissances a cherché à exploiter les aspects commerciaux de cette suprématie navale afin de préserver leur rang.
 
Les nouveaux types de nationalisme économique

L’actuel retour en force des nationalismes économiques et les incontestables avancées technologiques ont forgé un nouveau système. Les modes d’expression de ces nationalismes ont évolué : le monde immatériel, dominé jusqu’à présent par les États-Unis, reste à conquérir.
Depuis les années 1980, le paysage économique a connu un changement structurel qui a mené à une situation inédite : une autre économie-monde, dématérialisée, s’est formée en parallèle de celle gouvernée par les échanges physiques. Initialement caractérisée par une absence de frontières, elle s’est développée à une vitesse exponentielle, complétant la structure d’échanges physiques qui avait prédominé depuis l’ère du troc. À cette absence de frontières clairement définies se rajoute une absence de lois au-delà des protocoles mêmes d’échanges d’information. Il s’agit d’une situation presque anarchique dans laquelle s’échangent des volumes de richesses et d’information supérieurs à tout ce qui a pu exister par le passé. En même temps, elle est indispensable à l’économie-monde physique en permettant les optimisations de gestion des flux modernes. Cette anarchie a permis une forte croissance des outils et des richesses, conduisant cependant à une amplification des affrontements économiques de nature informationnelle.

Le nationalisme informationnel
L’essor graduel de la société de l’information a relancé les questionnements autour du concept de nationalisme économique. À la réalité territoriale et la question commerciale s’ajoutent le problème de la dépendance informationnelle des Etats et la définition de la propriété des biens immatériels.
La gestion de l’information est devenue un enjeu majeur pour les États. L’information économique est l’information la plus sensible, il est donc stratégique de la protéger. Chaque État souhaite exercer son patrimoine informationnel en protégeant les données de ses citoyens et en cherchant à accéder à celles des autres États. Par exemple, un État peut défendre sa souveraineté en protégeant l’information de ses données bancaires. Dans cette optique, la Suisse adopta en 1934 une loi de protection des données bancaires. Cette loi interdit aux banques de diffuser les informations de leurs clients ; approuvée par le peuple, elle fut adoptée pour lutter contre la Grande Dépression suite à la crise économique de 1929. Face au risque de faillite de son système financier, la Suisse a préféré une politique défensive de nationalisme économique afin de protéger ses activités économiques.
Quelques États ont suivi l’initiative suisse. Néanmoins, les États cherchent à imposer leur vision de la souveraineté pour ne plus être restreints par les clauses de ce secret bancaire. C’est le cas des États-Unis qui, dans le but de lutter officiellement contre l’évasion fiscale, élaborent la loi FATCA, signée en 2010. Celle-ci astreint les banques situées sur les territoires étrangers à informer le Trésor américain des comptes et dépôts supérieurs à 50 000 USD détenus par des clients présentant des signes d’américanité. Par cette loi extraterritoriale, les États-Unis obligent l’ensemble des États à communiquer ces données bancaires sous peine de sanctions économiques importantes, telles que l’interdiction de traiter avec la monnaie de référence mondiale : le dollar américain. L’information devenue immatérielle entraîne un changement de stratégie quant à sa collecte et à son stockage. L’information, libérée par la digitalisation, pose des problèmes de territorialité.

Le nationalisme numérique
Dans un monde 2.0, les États cherchent à se réapproprier la souveraineté de leurs données numériques, émises sur le territoire national, afin de s’assurer une meilleure protection contre l’étranger. Cette nouvelle donnée stratégique peut être comprise comme un « nationalisme numérique », pendant digital du nationalisme économique. Pour ce faire, plusieurs lois ont été promues dans l’objectif d’encadrer cette opération de captation. En 1995, l’Union européenne a édicté une directive en matière de protection des données à caractère personnel, interdisant leur transfert en dehors des États non membres de l’Espace Economique Européen (EEE) et lui ayant un niveau de protection inférieur. Les États-Unis d’Amérique et l’EEE ont pour objectif commun d’améliorer la protection des données de leurs concitoyens. Pour ce faire, le département du Commerce des États-Unis s’est concerté avec la Commission européenne afin de se conformer aux exigences de la directive. De cette concertation est né l’US-EU Safe Harbor List, un cadre juridique permettant la création d’une sphère de sécurité numérique. De la même manière, le département du Commerce des États-Unis s’est concerté avec l’administration fédérale suisse, chargée de la protection des données afin d’instaurer un cadre juridique similaire : l’US-Swiss Safe Harbor Framework. Cela permet aux entreprises américaines d’être conformes aux lois suisses relatives à la protection des données personnelles. Afin de se plier aux règles, les entreprises américaines doivent être certifiées par un contrôle annuel rigoureux.
Malgré ces mesures, la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) invalide le 6 octobre 2015 Safe Harbor. La Cour reproche aux États-Unis de ne pas assurer un niveau suffisant de protection des données européennes. Les autorités américaines pouvaient en effet accéder de manière massive et indifférenciée aux données ainsi transférées, sans assurer de protection juridique efficace aux personnes concernées. Cette souveraineté nationale américaine sur les données à caractères personnels des citoyens de l’UE fut l’argument qui invalida Safe Harbor. Des normes alternatives ont alors été utilisées dans l’attente de la nouvelle réglementation pour permettre les transferts internationaux de données dans le respect du droit de l’UE. Le premier août 2016 est entrée en vigueur Privacy Shield dont le niveau de protection des données satisfait la législation européenne. Parallèlement, la directive de 1995 est refondée par l’UE afin de renforcer les droits des personnes et de responsabiliser plus fortement les acteurs qui viennent en infraction à ces règles de protection. Néanmoins, il est possible de s’interroger sur la véritable protection des données à caractère personnel des utilisateurs vis-à-vis des puissances étatiques, notamment au regard des révélations apportées par l’affaire Snowden. La Chine, dans la lignée de la Russie, adopte une stratégie nationale de captation et de conservation des données personnelles. En effet, les fournisseurs de services internet doivent les collecter et les stocker sur le territoire national. Par ces différentes stratégies, les États et institutions supra-étatiques optent pour une nationalisation des données collectées sur le territoire. Par la même occasion, ils mettent en place un contrôle accru de la protection de ces mêmes données dans le cas où celles-ci seraient transmises en dehors du territoire national. Par conséquent, le développement de l’économie dématérialisée mène à la création d’une nouvelle économie-monde dont les frontières et territoires restent encore à définir.

 
 
 
 
 
 
 



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