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​L’oLIGU(E)opole des géants du football




Publié par Noé Blévin & Antoine de Montchalin le 13 Mai 2020

Bien loin des idéaux et de la réalité d’une compétition sportive, les plus grands clubs européens de football travaillent d’arrache-pied à refonder les compétitions européennes dans leur intérêt quasi exclusif, en usant de leur influence dans toutes les administrations et auprès de tous les acteurs d’un épais écosystème.



C’est le plus grand serpent de mer du football européen : la réforme de la Ligue des Champions (LdC), compétition de clubs la plus relevée de ce sport, est le doux rêve des dirigeants des principaux clubs du continent depuis une dizaine d’années désormais. Une ligue (presque) fermée, donc l’assurance de jouer chaque année les plus grands matchs, en quantité, et avec eux les contrats de sponsoring propres et la participation sur les droits TV ; le rêve, donc. Mais pas pour tout le monde, à commencer par l’UEFA, organisatrice de l’actuelle Ligue des Champions déjà réformée au milieu des années 1990, et qui n’entend pas se laisser déposséder de son bien. S’ensuivent des alliances d’intérêt entre ces grands clubs pour tirer, collectivement puis individuellement, leur épingle du jeu. Même s’il s’agit de sport, l’argent prime sur le beau jeu; en conséquence la recherche d’informations est un enjeu majeur.
 
La progressive mise sous pression de l’UEFA : un lobbying redoutable

Dans le monde confiné et pourtant très turbulent du football mondial, les grands clubs européens, qui attirent les plus grands joueurs de la planète, sont conscients de leur poids sur les organismes qui développent les compétitions qu’ils magnifient à eux-seuls, et regroupent donc leurs intérêts et leurs informations (et officiellement ceux de tous les clubs européens) dans le syndicat indépendant « G14 » créé en 2000. Menacées, l’UEFA et la FIFA parviennent à le supprimer en 2008 contre son inclusion dans les statuts de l’UEFA sous le vocable d’ECA (European Clubs Association) : c’est l’entrée du cheval de Troie dans la juridiction du football européen. Présidée par Andrea Agnelli, président de la « Vieille Dame » Juventus de Turin et de fait attaché à l’hégémonie des clubs historiques, elle influe désormais sur le sens de chaque décision de l’UEFA. Exemple le plus marquant, le glissement politique du fair-play financier, ensemble juridique pour contrôler les finances de tous les clubs participant aux coupes européennes après la crise de 2008, qui s’est prioritairement attaqué aux « nouveaux riches » (PSG, Manchester City tenus par des capitaux étatiques, Malaga en 2013 etc.) aux pratiques de sponsoring douteuses voire frauduleuses, mais jamais le Barça sur sa masse salariale ou la Juventus sur ses déficits et endettements. Dans cette lutte intestine entre les organisateurs et les acteurs du football européen, la recherche d’informations sur le camp adverse est nécessaire, dans l’objectif d’avoir un coup d’avance sur toute nouvelle proposition.

Cette influence interne a forcé l’UEFA à avancer sur la réforme de ses compétitions en présentant, en mai 2019, un projet officiellement piloté par l’ECA visant à créer trois et non plus deux compétitions européennes, quasi fermées pour les deux principales, et dont la qualification ne dépendrait plus des championnats nationaux mais du prestige (et/ou du compte en banque).  Opposition massive de ces derniers, menacés même de disparaître par un autre projet du Président du Real Madrid, Florentino Perez, qui envisage de les remplacer purement et simplement par un championnat européen, une « super ligue » complètement fermée (c’est-à-dire ni montée ni descente, donc impossible d’y accéder et pas d’aléas sportif). Malgré ces conflits, les objectifs communs aux deux camps restent les mêmes : la diffusion du football à travers le monde et des bénéfices toujours plus importants. Il s’agit donc d’une opposition par les idées, mais la finalité reste la même. Cela ne les empêche pas de tenter, en permanence, de récolter des données sur l’adversaire idéologique pour mieux le tacler. En pouvant se targuer d’avoir rangé l’UEFA à leurs vues sous la forme d’un projet « équilibré et responsable », les grands clubs européens se sont donc immiscés totalement légalement dans les sphères dirigeantes des organismes les régissant, et sans que leur image, s’appuyant sur un immense soutien populaire, n’en déplore les scandales fréquemment rattachés.

S’assurer le soutien des acteurs déterminants du monde du football

On pourrait en citer de nombreux, qui voient en le renforcement des grands clubs une opportunité en or de profiter des retombées, et que ceux-ci rattachent donc allègrement à leurs positions, mais en voici trois principaux :
  • Les agents de joueurs, à la tête de véritables empires de joueurs et de « scouts » les découvrant très jeunes dans tous les foyers de talents du monde pour les placer dans des clubs prestigieux, qui vont ensuite les prêter dans des championnats inférieurs pour parfaire leur formation (on peut dire que l’AS Monaco ou le FC Porto sont des clubs aujourd’hui à la solde de l’agent portugais Jorge Mendes par exemple). Ces agents, véritables liens entre les clubs, agissent parfois dans l’intérêt d’un club en particulier, en lui fournissant toutes les informations qu’il possède sur tel ou tel autre club qu’il a pu visiter. Si ce système est aujourd’hui menacé par les règlements sur les joueurs mineurs ou la limitation du nombre de prêts dès 2020-2021, il est en réalité copié par les clubs, qui signent des partenariats (le PSG avec Vitoria Guimares ou Orléans), établissant de facto l’existence de plusieurs classes d’entre eux. Cette institutionnalisation du travail des agents peut désormais leur donner des responsabilités directement dans les clubs (Lucien d’Onofrio au Standard de Liège).
  • Les plateformes vidéos des GAFAM ou autres géants américains (en attendant les BATX chinoises ?), qui rentrent sur les marchés premium des très lucratifs droits TV et qui sont prêtes à en faire leur produit phare de sport mondial à coups de milliards par saison ; dans cette perspective, les contrats passés, depuis 2017, entre la Juventus ou le PSG avec Netflix et Manchester City avec Amazon pour des séries sur leurs parcours respectifs sont les premières bases d’une implantation durable. Ce rapprochement entre oligopoles est notamment dénoncé par le professeur Jean-Christophe Gallien.
  • Les avocats spécialisés en droit du sport, droit jusqu’à présent peu théorisé et fonctionnant beaucoup par jurisprudences, donc leur conférant un grand pouvoir, qui travaillent volontiers pour ces grands clubs, parfois au mépris de leurs fonctions officielles. Par exemple, Juan de Dios Crespo-Perez est ainsi membre de l’ICFC, la chambre qui réalise les missions du fair-play financier, et a activement travaillé avec le PSG pour assurer la légalité du transfert record de Neymar à l’été 2017, allant même jusqu’à apporter le chèque de la clause libératoire du Brésilien au siège du Barça (pour qui il intervient fréquemment pour régler des affaires de personnel…). Ces avocats, agissant pour la FIFA/l’UEFA mais aussi pour les clubs, sont légions; il va sans dire que les informations qu’ils possèdent sont communiquées aux clubs en toute impunité et au mépris de tout devoir de réserve. Ils sont, pour les clubs, comme des sources infiltrées au sein des organes du football.
 
Le plus délicat : comment gagner la bataille de l’opinion ?


Cette alliance contre-nature, qui au fil des années rassemble toujours davantage anciens et nouveaux riches pour ne garder que les puissants, a pour elle le monopole du très beau jeu et des meilleurs joueurs, sauf si la FIFA parvient à développer des championnats hors Europe aussi puissants, belle illusion pour l’instant.

Mais la force des attachements locaux en football rend la tâche ardue : les véritables supporters, ceux des stades (et donc essentiels pour la visibilité du sport !), n’accepteront jamais de voir leur club déclassé, ou encore le particularisme anglais qui confère plus d’importance à la Premier League qu’à la LdC, sont autant de sources de débat. Et à moins d’imaginer que la passion ne puisse elle-même se scinder entre un club de cœur et un autre de titres, de ce côté-là, point d’intelligence économique : ça n’est probablement pas avec des informations et de l’argent que les clubs convaincront les supporters de soutenir une équipe.



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