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L'homo-politicus, le casse-tête des marketers




Publié par Romain Lambert le 13 Septembre 2018

- Article de Frédéric Dosquet -

La logique du marché joue un rôle déterminant dans la façon dont la société fonctionne et s'organise. Dans tous les domaines de la vie sociale, elle influence l'exigence des individus, et la manière dont ils se comportent. C'est le cas en politique où les électeurs sont "de moins en moins impliqués et toujours plus volatile". Pour capter ces derniers, les communicants politiques s'inspirent par conséquent des techniques de séduction mises au point par les marketers. Frédéric Dosquet, professeur en marketing politique à L'ESC Pau nous dévoile ici quelques-uns des leviers d'influence couramment utilisés par les personnalités politiques lors de leurs campagnes.



L'homo-politicus, le casse-tête des marketers
Article de Frédéric Dosquet publié dans la Revue des affaires n°7

Devant une cible devenue moins impliquée, plus individualiste et plus volatile, les marketers politiques tentent à l’instar des marketers « classiques » de remplir leur rôle et leur objectif de séduction. Les difficultés sont nombreuses tant dans un monde post-moderne, les structures déterministes qui permettaient de « cadrer » cet individu s’effondrent. Si anticiper ses comportements devient un casse-tête, les marketers bien que confrontés à cette difficulté, n’en ont pas perdu pour autant en stratagème et se sont adaptés, en proposant notamment trois mécanismes de persuasion.
 
Une cible de moins en moins prédictive
Le consommateur et l’électeur dans les sociétés de consommation et les démocraties modernes ont assurément des points communs. Tous les deux recherchent la facilité, la récompense individuelle et ne s’embarrassent plus des dogmes et autres idéologies qui structuraient leurs attitudes et leurs comportements.
Un besoin en cognition en perdition commun à l’homo economicus autant que politicus 
L’ère de la facilité et du moindre effort a sonné le glas de l’ère de l’engagement et de l’implication dans le comportement électoral comme dans celui d’achat. C’est en tout cas la façon dont les spécialistes des questions politiques (travaux initiés par Sniderman, Brody et Tetlock en 1991) comme commerciales (travaux initiés par Cacioppo et Petty, 1982)  analysent ce phénomène. Moins l’individu est porté vers l’effort cognitif, mieux il semble se porter. Il lui faut du prêt à voter comme du prêt à consommer. Une sorte de « fast-food politique » qui aurait envahi l’espace public. La simplification participe à cette acculturation généralisée. Elle est recherchée par le plus grand nombre et engrange dans une sorte de spirale, un habitus qui tend à devenir la norme sociale. La complexité du monde étant anxiogène, la rendre digeste devient sécurisant et tend à être un atout électoral.
 
Un « Sauve qui peut » individuel
Occupé à s’intéresser ou obligé à s’intéresser à autre chose qu’à penser la chose publique, l’individu post moderne se réfugie dans son individualité (Maffesoli, 1988). Ce qui compte c’est avant tout son propre avenir individuel avant l’avenir collectif. Tourné vers son propre confort, l’individu tend à en oublier son côté citoyen, attentif au bien commun. Son calcul de consommateur et d’électeur est un calcul d’individu et non de membre d’un collectif. Déjà en 1965, Olson avait avancé cette thèse, expliquant, dans ce que l’on a nommé comme étant « le paradoxe d’Olson », le fait que les mobilisations sociales sont rarement effectives en raison d’un manque d’implication de l’individu à la lutte collective par précaution et préservation de lui-même.
 
Un free-ride sauvage
La volatilité en comportement politique comme en comportement d’achat n’est plus un phénomène isolé.  La fidélisation à l’égard d’un parti politique comme à l’égard d’une marque commerciale tend à appartenir au passé des relations entre l’offre et la demande. L’attachement envers une offre tend à être plus superficielle et donc moins solide. Le comportement de free-rider est observable tant dans le comportement électoral que dans celui d’achat. Le choix se fait par dépit et par élimination, plus que par choix avéré envers une offre. Il y a quelques années la marque Repère, commercialisée par l’enseigne Leclerc, avait réalisé des messages publicitaires avec cette « base-line » : Ne prenez que le meilleur. Dans ces spots, il était expliqué aux consommateurs qu’il fallait qu’ils privilégient les offres qui leur apportaient 100% de satisfaction en éliminant toute contrainte et autre défaut. Ne prenez que le meilleur  est appliqué dans le champ politique. L’électeur va donc choisir l’offre qui saura répondre à sa demande individuelle. Une réponse collective, à l’échelle de la Nation, n’apparaîtrait que floue et donc peu rémunératrice en termes électoral. Face à ce « free-rider », il faut des discours qui touchent directement les besoins de chacun et non plus de tous.
 
Moins sensible au contenu, la cible use, d’après les psychologues spécialistes du comportement d’achat autant que électoral, de « shortcuts »  (heuristiques en français). Un heuristique peut être défini comme un raccourcis cognitif. Autrement dit, un heuristique permet à l’individu de développer une opinion et de prendre une décision sans faire trop d’effort de réflexion. Cette décision et ce comportement peuvent aussi bien concerner des actes d’achat quelconque autant que des actes de vote. Trois heuristiques dans la littérature du marketing classique comme dans celle du marketing politique ont été recensés comme étant très souvent utilisés par ce nouvel électeur et acheteur  individualiste et peu impliqué.
 
  • l’accessibilité : seuls les éléments (arguments) les plus accessibles et disponibles dans l’esprit de l’électeur ou de l’acheteur sont utilisés au moment du choix. Pour recentrer sur l’acte de vote, cela signifie que ce n’est pas le degré de pertinence de l’argument qui est pris en compte par l’électeur, mais son seul rang en termes de disponibilité. Cette disponibilité peut par exemple venir d’une discussion avec une autre personne juste avant de passer dans l’isoloir. Dès lors, l’électeur oriente sa « réflexion » et donc son comportement en fonction des seuls éléments issus de cette discussion.
  • l’affect : les émotions suscitées par la marque ou le(a) candidat(e) servent de mode de jugement en dépit de toute autre réflexion. Les arguments de la campagne publicitaire ou de la campagne électorale se cantonnent à être analysés au seul filtre émotionnel. Pour recentrer sur l’acte de vote, cela signifie qu’il est plus de cœur que de raison. Cet affect peut provenir par exemple du fait que l’électeur prend en compte l’émotion qu’il a ressentie à avoir vu dans une émission dans une circonstance émouvante (par exemple en famille), tel candidat faire quelque chose de touchant (se balader avec son animal de compagnie).
  • les « cues » : ce sont des signaux émis par la marque ou le(a) candidat(e) qui servent à construire l’opinion. Pour recentrer sur l’acte de vote, cela signifie par exemple, que l’étiquette partisane ou encore l’appartenance religieuse apparaissent à l’électeur comme autant de garantie de la proximité ou d’éloignement, selon le cas, partisan ou humain avec le candidat. En dépit d’autres arguments, ces signaux priment sur l’opinion générée, sans aucune autre forme de réflexion.
 
Ces heuristiques serviraient donc principalement à des consommateurs comme des électeurs faiblement impliqués. En revanche, ils ne seraient pas utilisés par celles et ceux qui auraient un intérêt et une connaissance élevés qui leur permettraient d’exercer une discrimination entre les offres, qu’elles soient commerciales ou électorales.
Face à ce type de profils concernant l’acte d’achat autant qu'électoral, les marketers ont revus leurs stratégies de persuasion. Ils ont tenus compte des éléments psychologiques évoqués ci-dessus et ont su s’adapter à leur manière de traiter les informations ainsi qu’aux raccourcis cognitifs qu’ils peuvent être amenés à effectuer pour faire des choix complexes.
 
Les réponses des marketers
Pour répondre au défi de mieux appréhender ce consommateur autant que cet électeur devenus insaisissables, les marketers (chercheurs comme acteurs) ont réorienté leurs travaux. Ils considèrent que la persuasion ne passe pas forcément par le contenu, mais plutôt par la mise en forme de ce contenu. Leurs travaux concernent les modes de production de la pensée de la cible. Il s’agit ici, non pas d’une recherche d’une influence directe, mais plutôt d’une influence indirecte, plus sournoise, qui tient compte des lacunes de raisonnement de la part des individus. La persuasion est dès lors subtile mais elle est capitale par son efficacité. Dans cette perspective, trois mécanismes ont été mis en avant.
 
Le cadrage (« framing »)
Le cadrage permet à l’individu de lui donner un cadre d’interprétation de son environnement. Celui-ci étant fort complexe, le cadrage permet de simplifier son analyse et donc de lui offrir une interprétation simplifiée. En simplifiant, cela arrange la cible, mais évidemment surtout l’offre. En effet, moins il y a de questions de la part du consommateur autant que de l’électeur, mieux se porteront des offres qui par ailleurs restent superficielles quant à certains de leurs arguments.  Selon l’un des chercheurs concepteurs du cadrage, Entman (1993), « cadrer, c’est sélectionner certains aspects d’une réalité perçue et les rendre plus saillants dans un message pour promouvoir une définition particulière d’un problème, une interprétation causale, une évaluation morale et/ou une recommandation concernant le traitement de l’objet en question ». Autrement dit par Gerstlé (2010) L’effet de « cadrage » va ainsi « consister à fixer l’attention sur un ou plusieurs aspects d’un problème et ainsi induire une réaction ». Pour résumer, le cadrage permet de travailler le poids et la hiérarchie des arguments afin de faciliter dans le sens souhaité, l’interprétation et donc le comportement de la cible. Pour recentrer sur l’acte de vote, la présentation des chiffres du chômage peut subir un effet de cadrage de la part du gouvernement. A supposer que ces chiffres ne soient pas très bons, il suffira de rappeler en les publiant que certes, la situation est difficile mais qu'ailleurs, dans d’autres pays, c’est pire. Le cadrage ici s’apparente au verre à moitié plein ou à moitié vide, nommé par Chong et Druckman (2007), « cadrage par équivalence ».
 
L’amorçagepriming »)
L’amorçage consiste à proposer à l’individu une modification momentanée des critères de jugement sous l’effet d’une information temporairement plus accessible. Iyengar et Kinder (1987) sont les initiateurs de ce concept en marketing politique. Par exemple, certains enjeux électoraux à un moment donné pèsent plus lourds que d’autres dans l’évaluation globale des candidats et/ou des programmes (Gerstlé, 2010). Cette pondération est proposée par les offres, média compris. Apparaissent soudainement des thèmes qui n’étaient pas jugés pertinents mais qui dans l’espace public (Habermas, 1988) vont prendre corps. Ces thèmes deviennent petit à petit des enjeux (« vote issue ») qui sont déterminants dans la bataille électorale. Plusieurs travaux ont été réalisés sur cette question de vote sur enjeux. Par exemple, Chiche et Mayer (1995) ont montré que certains électeurs de gauche ont pu voter pour le candidat de l’extrême droite français Le Pen, en se focalisant sur un enjeu jugé pour eux, pertinent et fondamental comme l’immigration et la peine  capitale. Dès lors un enjeu, on l’a bien compris fait basculer le vote en dépit de l’étiquette partisane ou de tout autre argument.
 
 
L’ « agenda setting »
La construction d’agenda consiste à « programmer » dans l’esprit des cibles, ce qu’il serait bon qu’elle pense, non pas en termes de contenu mais en termes de pertinence. Le précurseur de ce mécanisme, Cohen (1963) le décrit ainsi : « il se peut que la presse échoue le plus souvent à dire aux gens comment il faut penser. Mais elle réussit le plus souvent à leur dire à propos de quoi il faut penser ». Ainsi, la couverture médiatique d’un enjeu induit son importance dans l’esprit des cibles  (Mc Combs et Shaw, 1972). Appliqué à un contexte électoral, ces chercheurs montrent que plus un enjeu est médiatisé, plus il compte dans le choix électoral. La manipulation passe ici, par une focalisation de l’attention sur des sujets, par une sorte de diversion. Comme le note Gerstlé (2010), « montrer c’est aussi cacher », ce que  Hackett et Gruneau (2000) ont désigné sous le vocable de « blind spots » traduisibles par « omissions ». Pour ces auteurs, les média sont des censeurs structurels qui orientent de fait les sujets d’actualité, et ce sciemment dans une perspective de manipulation.
 
Ces trois mécanismes d’influence (« cadrage », « amorçage » et agenda-setting) sont relativement proches. Il est possible, cependant de les distinguer (Gerstlé, 2010) : « Les effets d’information sont des effets d’accessibilité procurés par l’information. Ce qui est rendu accessible par les médias va : premièrement focaliser l’attention publique plus ou moins selon l’objet (effet d’agenda setting) ; deuxièmement, va contribuer à configurer l’objet ou la situation et donc leurs perceptions publiques en privilégiant certaines interprétations et en induisant par exemple des responsabilités à tel ou tel acteur (effet de cadrage) ; troisièmement, l’effet d’information va amorcer le jugement en imposant par son insistance certaines considérations comme critères de jugement de l’objet, de l’acteur ou de la situation (effet d’amorçage) ».
 
Le marketing classique comme politique a donc tenté par l’intermédiaire de ces trois mécanismes de s’adapter à ses cibles respectives. Dans un contexte postmoderne dans lequel, l’individu s’affranchit des structures sociales, la réponse a donc été d’essayer de lui imposer de nouvelles structures de pensée. Ainsi le cadrage, l’amorçage et l’ « agenda-setting » tentent de cerner comme il se peut, ce nouvel Homo economicus et politicus. Le casse-tête n’a pas été totalement résolu, les élections « inattendues » de D.Trump, du « oui » au « Brexit » et peut-être d’autres « surprises » à venir, montrent que le marketing et la communication politique restent des disciplines, des sciences molles, en cela elles sont aussi fragiles que la démocratie.
 
 
Bibliographie :
 
Cacioppo, J. T., & Petty, R. E. (1982), « The need for cognition », Journal of Personality and Social Psychology, 42, 116–131
Chiche J., Mayer N. (1997), « Les enjeux de l’élection », in Boy D., Mayer N. (dir.) L’électeur a ses raisons, Presses de Science Po.
Chong D., Druckman J.N. (2007), « A Theory of Framing and Opinion Formation in Competitive Elite Environments », Journal of Communication, Vol. 57, n°1, p. 99-118.
Cohen B. (1963), The Press and Foreign Policy, Princeton, NJ Princeton University Press.
Dosquet F. et al. (2017), Marketing et communication politique, Ems, 2eme édition.
Gerstlé J. (2010), La communication politique, A.Colin.
Entman R. M. (1993), « Framing: Toward Clarification of a Fractured Paradigm », Journal of  Communication, 43 (4), p.51-58.
Hackett R.A. (1991), News and Dissent: The Press and the Politics of Peace in Canada, Norwood Ablex
Hackett R.A., Gruneau R. (2000), The Missing News: Filters and Blind Spots in Canada’s Press, Canadian Centre for Policy Alternatives.
Iyengar S., Kinder D. R. (1987), News That Matters : Agenda-Setting and Priming in a Television Age, Chicago University Press.
Maffesoli, M. (1988), Le temps des tribus,  Méridiens-Klincksieck.
McCombs M., Shaw D.L. (1972), « The Agenda-Setting Function of MassMedia », Public Opinion Quaterly, Vol.36, n°2, p.176-187.
Olson, M. (1965), The Logic of Collective Action: Public Goods and the Theory of Groups, Harvard University Press.
Sniderman, P.M., Brody, R.A. et Tetlock, P.E. (1993), Reasoning and Choice: Explorations in Political Psychology, Cambridge Press.
 



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